Art Machine : Spectacle vivant et industrie

Robots, imprimantes 3D, drones, exosquelette, la machine industrielle s’invite de plus en plus couramment dans l’art et le spectacle vivant. Sur les planches, dans les musées, dans le domaine de la performance, ces outils conçus dans le but de fabriquer des produits à la chaîne s’emparent de nos émotions et deviennent les véhicules d’une narration théâtrale, philosophique, poétique. Qui sont les artistes qui misent sur le croisement de l’art et de l’industrie ? Qu'est-ce que ces détournements d’usages disent de notre époque et de notre culture ? Comment cela influence-t-il la production de spectacle ? Quelques réponses dans ce panorama de l’“art machine”.

Inferno - Photo © ELEKTRA-Gridspace

Alors que les machines s’imposent dorénavant naturellement dans nos vies par le biais de l’informatique omniprésente (ordinateurs, mais aussi Smartphones, objets connectés, jouets), ce sont aujourd’hui les machines industrielles, parfois imposantes et généralement assignées à des tâches précises par l’industrie, qui s’invitent au spectacle et dans le spectacle. Machines humanoïdes ou inquiétantes d’étrangeté, elles sont le symbole des défis futurs avec lesquels le genre humain va devoir négocier pour préserver ce qui fait son humanité : empathie, émotion, créativité. De plus en plus souvent inclue comme actrice et participante à part entière, la machine s’humanise, danse, prend la pose, écrit et récite du texte théâtral, fait des pirouettes et séduit le public.

Mais son intégration dans les faits est-elle aussi facile qu’il y paraît ? Notre rapport à la machine, mais également à l’humain contemporain dont le corps se mécanise de plus en plus, est tout à la fois emprunt de fascination, de compétition et parfois de répulsion. L’outil intelligent, ou pas, est ce qui restera quand nous aurons disparu (et c’est toute la question d’Artefact, la pièce de Joris Mathieu dont nous parlerons plus loin). Elle est à notre service sans âme ni conscience. Ou bien nous trompons-nous ? Créée par l’humain, est-elle plus humaine que nous le pensons ? Intéressante question grâce à laquelle, en plus d’être ce formidable outil de narration et de scénographie, la machine entre de plain-pied dans notre mythologie contemporaine (via la science-fiction, entre autre). Et certains s’emparent de ces mythes modernes pour prendre à rebrousse poil le mythe de la machine infaillible et implacable, rendue ici sensible, poétique, et même émouvante, par la magie de l’art.

La machine dans le spectacle vivant

L’utilisation de machines en art, et plus particulièrement dans le spectacle, n’est pas nouvelle. Le futurisme italien et son pendant russe glorifiaient déjà l’arrivée de la machine et prônaient son utilisation dans l’art dès les années 1900, au théâtre comme dans les arts plastiques. Le terme “robot” est d’ailleurs né au théâtre en 1920, sous la plume du dramaturge tchèque Karel Capek dans sa pièce R.U.R. (pour “Rossum Universal Robot”). Les années 50’, folles d’innovations, de design et de vitesse, portent en elles le germe de la modernité que nous vivons aujourd’hui, et les studios d’Hollywood abreuvent le public de robots et autres machines étranges provoquant diverses mutations. Dans les très technocrates années 60’, impossible de ne pas nommer l’œuvre du fameux artiste vidéo Nam June Paik et son totem robotique (Robot K-456, 1964), Norman White, pionnier de l’art génératif qui détourne des circuits imprimés pour First Tighten Up on the Drums (1967) ou encore au cinéma le fabuleux Playtime du Français Jacques Tati (1967) qui influence encore aujourd’hui de nombreux réalisateurs et metteurs en scène dans le monde. Les enjeux, pourtant, sont différents. Qu’il s’agisse d’une glorification ou d’une mise en garde, quand l’art s’emparait de la machine, il s’agissait alors le plus souvent d’un artefact unique, un robot censé incarner des valeurs humaines (comme Robby, le robot protecteur de Planète interdite (1956) ou HAL dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick). Aujourd’hui, il est question de faire entrer des machines industrielles ou “professionnelles”, dans ce que le philosophe Peter Sloterdijk nomme le “parc humain”(1) mais aussi son imaginaire. C’est une nouvelle révolution artistique et esthétique.

Industrie lourde & industrie du spectacle

Les enjeux de ce croisement entre outils industriels (notamment les outils assez “lourds”, type bras robotiques et autres machines automatisées d’usinage) et création artistique, sont multiples et passionnants. Des métiers se créent de fait, adaptant la machinerie théâtrale à l’air du temps et aux techniques de l’époque. La technologie, [nous l’avons cité (voir notre dossier en trois parties “La réalité virtuelle et ses applications dans le spectacle vivant”)], fait partie intégrante du processus de création, en musique, au théâtre, en danse, au cinéma bien sûr, et même dans les arts plastiques. Pour autant, l’utilisation de machines lourdes et techniquement définies comme productrices de biens de consommation ou d’autres machines (automobiles, avions, électroménager) est une nouveauté. Pour ce faire, il a fallu détourner toute cette mécanique de son usage premier.

C’est la tâche à laquelle s’est attelé Clément-Marie Mathieu, fondateur du LIE (Laboratoire de l’inquiétante étrangeté) en région Rhône-Alpes. Ce musicien de formation diplômé de l’ENSATT, auteur d’un mémoire sur les interfaces homme-machine en musique, également régisseur son, participe à l’intégration d’anciens robots industriels au sein de pièces de théâtre et de spectacles divers, mais aussi d’entreprises. Accompagné de son ami et collaborateur Patrice Bouteille de Robotique Concept(2) (société de recyclage de robots d’occasion ou neufs à destination des petites ou moyennes entreprises), il achète, vend et loue ces machines aux compagnies de spectacle vivant. De par leur expérience, les deux collaborateurs sont conscients du sentiment étrange qui peut lier l’homme et la machine. L’empathie, l’attachement ou la répulsion éprouvés par l’humain face à son compagnon mécanique est une des bases de leur passion pour ce métier, tout comme ces sentiments sont sources de fascination pour les artistes.

Machinerie théâtrale et débat éthique

Le théâtre, on le sait, est un lieu de constante expérimentation technique. L’utilisation fréquente et expérimentale de techniques émergentes au cours de son histoire est la preuve d’une volonté continue d’intégrer l’innovation technologique. De plus, l’intégration de nouvelles techniques est également un gage d’évolution des écritures, ainsi que le reflet d’une évolution sociale. Le fait que des machines soient implicitement inscrites dans l’évolution d’une pratique artistique au même titre que les humains dont c’est le métier (metteurs en scène, régisseurs techniques, ...) est le signe d’une évolution culturelle autant que technique ou esthétique. C’est tout le propos d’Artefact, objet théâtral hybride créé par Joris Mathieu, metteur en scène au sein de la Cie Haut et Court et directeur du Théâtre Nouvelle à Lyon, et Nicolas Boudier, scénographe.

Cette pièce-installation pour deux imprimantes 3D et un bras robotique industriel se vit comme une petite révolution dans une discipline pourtant ouverte aux évolutions techniques. Artefact est une “pièce” présentée sous forme de parcours en trois actes qui se visite comme un musée et initie une réflexion à la fois philosophique, éthique et artistique profonde sur la place de la technologie dans la création contemporaine. Pour Nicolas Boudier, “il y a toujours eu dans le regard scénographique, deux grandes directions, dont l’une était l’interrogation des nouveaux outils et des nouvelles technologies (le théâtre optique, la vidéo, ...), qui font également avancer notre pratique et nous permettent de créer de nouvelles formes, mais toujours avec une conscience de l’héritage de la machinerie traditionnelle. Avec ces nouveaux outils, nous nous réapproprions des techniques anciennes, qui pour certaines, datent du théâtre de Shakespeare, et nous les réintégrons en additionnant à ces effets-là des outils modernes comme la vidéo ou le vivant”. Dans son utilisation de machines industrielles basiques, mais également dans le choix d’une scénographie déshumanisée, Artefact utilise ces réflexions sur la machinerie théâtrale pour évoquer aussi la question du devenir du genre humain à une époque où celui-ci donne l’impression d’organiser son propre remplacement. À ce titre, cette œuvre inclassable est exemplaire (même au regard d’autres propositions comme le Sans Objet d’Aurélien Bory), à la fois des questions qui parcourent le spectacle vivant d’aujourd’hui en matière d’usage des technologies, mais aussi des grandes questions philosophiques de notre temps. (À noter que Sans Objet, comme Artefact, ont bénéficiés des conseils et du savoir de Clément-Marie Mathieu et de l’équipe de Robotique Concept).

Dialogue artistique homme-machine

  • Les arts numériques

Voila un moment que la machine s’est invitée dans ce que l’on nomme les “arts numériques” (ou “art contemporain numérique”), terme définissant les activités artistiques faisant appel à l’informatique, le code, et par extension, l’interactivité, les scénographies lumineuses gérées informatiquement, la robotique, ou plus généralement, qui célèbrent le croisement fécond des sciences, de l’ingénierie et de l’art. Dans ce domaine, l’usage de la robotique industrielle, de l’imprimante 3D ou de drones est désormais courant. En matière d’usage singulier de machinerie d’usinage, on peut citer Bios [bible] du collectif allemand de Robotlab, dont le principe tient dans l’utilisation d’un énorme bras robotique d’usine qui recopie la Bible dans le style calligraphique enluminé des moines copistes du Moyen Âge, unissant brutalité mécanique et finesse de la reproduction : “Et soudain, comme par miracle, une émotion naît !”. Dans un style proche, il faut également connaître les séries Human Study (2013) et Human Traits (2015) de Patrick Tresset qui placent le public en situation de modèle pour une classe très appliquée “d’élèves robots” qui vous tirent le portrait. Dans le domaine de la performance, citons l’impressionnant Inferno des artistes Bill Vorn et Louis-Philippe Demers, une œuvre participative aussi émotionnellement que physiquement éprouvante qui met en scène une vingtaine (parfois plus) d’exosquelettes tout droit sortis d’un film de science-fiction.

Cette performance très physique invite le spectateur à enfiler ces structures mécaniques d’environ 20 kg qui recouvrent le haut du corps (épaules, taille et bras). Chaque partie de sa structure est commandée par les artistes durant la performance qui tient tout autant de la rave party robotique que d’un système de soumission proche de la claustration sado-maso. Une expérience mystique d’emprisonnement et de subordination à la puissance de la machine incarnée dans une performance de près de quarante minutes !

  • Théâtre / Danse

Au théâtre, l’utilisation de robots est-elle la marque d’une mainmise technicienne sur la représentation au profit d’un metteur en scène ou s’agit-il, au contraire, d’un dialogue expérimental et fécond entre l’homme et la machine ? Dans Artefact, on l’a vu, le propos désigne clairement la seconde affirmation. C’est aussi le cas de La Métamorphose, une adaptation de la célèbre nouvelle de Kafka par Oriza Hirata, un metteur en scène chez qui les robots donnent souvent la réplique aux comédiens (dans Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov par exemple) tout en jouant sur l’effet de gêne ressentie par l’être humain devant une machine qui lui ressemble trop. Ces robots androïdes, nommés “géminoïdes”, sont à l’origine du concept de “vallée dérangeante” (the uncanny valley) par le roboticien japonais Masahiro Mori, qui constata dans ses travaux que l’humain éprouvait moins de gêne dans sa relation au robot si celui-ci ne lui ressemble pas. Cette relation est également le sujet de son adaptation théâtrale La Métamorphose, où le personnage se transforme en robot plutôt qu’en cancrelat. Le devenir machine de l’homme est ici à nouveau questionné du point de vue de son étrangeté. Humanoïde mais clairement mécanique, à quel règne appartient-il ? Biologique ou mécanique ?

En danse nous citions Sans Objet, un spectacle d’Aurélien Bory et de la Cie 111, qui donnera plus tard l’installation du même nom. Dans le spectacle, un monstrueux bras robot industriel défie la pesanteur avec une grâce animale en offrant un spectacle de danse aérienne où le duo homme-machine se joue des idées préconçues et des genres : le débat homme-machine ici est l’occasion d’une rencontre et d’un dialogue : “Nous vivons une nouvelle ère”, annonce le texte de présentation de la Cie 111, “où la relation entre l’être humain et la technologie se déploie considérablement. Là où il existait une frontière indiscutable, claire, connue de tous, à savoir celle entre l’inerte et le vivant, on voit apparaître une zone de latence, dominée par deux questions qui s’opposent. Le vivant va-t-il étendre son territoire dans la machine, ou est-ce la technologie elle-même qui gagnera le terrain du vivant ? Le dialogue entre l’homme et la machine est de plus en plus profond, complexe. La compétition est inévitable”. Avec Sans Objet, l’art se pose en observateur concerné de son époque et de son rapport aux machines. Il ne s’agit pas d’une compétition, ni d’un objet de répulsion. C’est aussi le propos de la plupart des chorégraphes qui ont réalisé des spectacles avec des robots depuis quelques années. Dans la catégorie “robot de compagnie”, on ne peut nier le succès de Nao, le petit robot humanoïde conçu par Aldebaran Robotics. Avec Robot de Blanca Li (2013), nous sommes également conviés à un dialogue inter-espèces. Un échange qui se base sur le langage du corps cette fois. Nao ayant tous les attributs physiques d’un humain, peut-on le faire bouger comme un danseur. C’est ce qu’arrive assez bien à faire Blanca Li, ses huit danseurs et sept Nao (qui partagent la scène avec les étranges machines musicales de Maywa Denki). De son côté, le chorégraphe Éric Minh Cuong Castaing utilise également des robots Nao accompagnant deux danseurs, et des enfants, pour son spectacle qui questionne le futur de l’humanité, School Of Moon (2016). Pour finir ce panorama non-exhaustif, on citera Link Human/Robot d’Emmanuelle Grangier (2012 - 2015) qui utilise également un petit Nao pour illustrer la mise en forme d’un dialogue intimiste, et espérons-le, porteur d’espoir, entre l’homme et la machine.

Maxence Grugier
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux


(1) Peter Sloterdijk - Règles pour le parc humain, 1999
(2) www.robotiqueconcept.com société basée à Saint-Georges-de-Reneins dans le Beaujolais

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°216 
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.