Conserver une œuvre numérique, des créations déjà en voie de disparition ?

Face au manque de stratégie de conservation de la part des acteurs culturels, les créations numériques se retrouvent-elles déjà en danger d’extinction ? Quelles sont les problématiques et les pratiques existantes en la matière ? Comment sauvegarder ces œuvres pour les générations futures ?

Dans une vidéo publiée sur YouTube par le MoMA de New-York, Glenn Wharton, conservateur dans la mythique institution, déclarait, à propos d’une installation du célèbre Nam June Paik —un piano droit surmonté de plusieurs écrans— que “la restauration, qui a duré plus de deux ans, avait été un rêve autant qu’un cauchemar. L’œuvre concentrait une quantité de problèmes complexes et plusieurs éléments électroniques ne seront plus fonctionnels dans un avenir proche”. Difficile en effet d’envisager la restauration et la conservation d’une pièce cumulant près d’une dizaine de moniteurs cathodiques, aujourd’hui quasiment tous disparus et relayés en pièces de collection.


Les arts vivants concernés

Les inséparables jumeaux que sont la restauration et la conservation des œuvres d’art numérique offrent un sujet de réflexion qui n’est pas nouveau. “Ces réflexions sont apparues dès les années 70’ avec l’arrivée sur le marché de l’art d’artistes travaillant le numérique, notamment des vidéastes comme Bill Viola”, explique Valérie Hasson-Benillouche, directrice de la galerie Charlot à Paris, spécialisée dans les nouveaux médias. “Pour un galeriste, une œuvre existe quand elle perdure. Il est important de penser à la maintenance des œuvres puisque nous assurons une forme d’après-vente auprès de nos collectionneurs.” À l’inverse, d’autres acteurs de la Culture, à commencer par les structures de diffusion (théâtres, SMACs, Scènes nationales), et les artistes, ne se sont emparés de la question que très récemment. Cédric Huchet, programmateur pour le Festival Scopitone et pour Stereolux à Nantes, précise “qu’il n’existe pas de service de conservation à Stereolux mais que cette préoccupation est devenue centrale dans l’ensemble du milieu du spectacle, notamment du fait de l’explosion de la création numérique”. En effet, les arts vivants n’ont, semble-t-il, jamais autant intégré de systèmes électroniques et numériques : capteurs interactifs, éléments de robotique, vidéo et lumière, ... Tout le monde se retrouve désormais à se questionner sur la pérennité des dispositifs numériques. Autrement dit, sera-t-il possible de rejouer une chorégraphie d’Hiroaki Umeda ou de Bianca Li dans dix ou même cent ans de la même façon qu’on peut aujourd’hui revoir un spectacle de Pina Bausch plusieurs années après sa mort ? Rien n’est moins certain, tant les questions de conservation et de restauration des œuvres numériques paraissent peu éclaircies et se posent finalement très différemment des disciplines traditionnelles.

Il paraît naturel d’ouvrir le débat —au-delà des conservateurs— aux programmateurs, aux régisseurs techniques et bien sûr aux artistes, premiers concernés par ces interrogations essentielles. Laissons aux professionnels de la muséologie le soin de se concerter sur la difficile question des œuvres qui méritent ou non d'être conservées. Dans un premier temps, concentrons cette réflexion sur la nature singulière des œuvres numériques.

La complexité du numérique

Finalement l’étiquette “art numérique” est un fourre-tout dans lequel il est possible de distinguer, au moins pour ce sujet, deux types d’œuvres : celles appartenant à la catégorie des vidéos où il s’agira essentiellement de problématiques d’archivage, de stockage, de conservation des algorithmes et les installations interactives, utilisant des technologies plus fragiles et qui ont parfois vocation à n’être présentées qu’une seule fois comme performance dans un festival. Dans cette deuxième catégorie, les œuvres sont davantage sujettes à l’obsolescence des matériaux : comment remplacer une leap motion (capteur de mouvement) dans dix ans ou un Oculus Rift (casque de réalité virtuelle) dans trente ans, lorsque ces objets n’existeront plus ou lorsque de nouveaux standards seront apparus ? Les anciens se souviendront notamment qu’avant le numérique existaient différents formats analogiques concurrents (NTSC, PAL, SECAM, …). La question paraît encore plus insondable lorsqu’on prend en compte la rapidité d’obsolescence du code et des logiciels. À ce sujet, l’artiste Bryan Chung ironisait avec son oeuvre 50 Shades of Grey, un tableau en camaïeux de gris composé à partir de langages de programmation désuet : Basic, Fortran, Lisp, Lingo (Directeur), ActionScript (Flash). Certains d’entre eux, populaires à des moments dans l’histoire de l’art, sont devenus obsolètes pour être finalement totalement oubliés. Par ailleurs, les installations sont difficilement conservables pour des raisons de stockage. Le collectif de la Bande Passante, réunissant quatre artistes, présentait en 2015 au Quai d’Angers une architecture mêlant mapping et design sonore. LLT, artiste scénographe sur le projet, raconte que “rapidement l’œuvre est devenue une enclume. C’est un mapping qui représentait 2,5 T de matériel et qui n'avait pas de dates programmées. Nous avons loué un lieu de stockage, le plus longtemps possible. Au bout de deux ans, nous avons détruit l’œuvre pour éviter le gouffre financier. Aujourd’hui, pour un artiste, il est difficile d’envisager une conservation pérenne d’une installation interactive. Depuis, nous réfléchissons au recyclage de nos créations pour faire en sorte que les matériaux puissent être réutilisés sur d’autres projets”.

50 Shades of Grey - Photo © Bryan WC Chung

Les protocoles & dispositifs

Heureusement, pour éviter de perdre à tout jamais ces créations numériques, des protocoles voient le jour. Pour Valérie Hasson-Benillouche de la galerie Charlot : “Bon nombre de normes sont encore à définir mais, si l’on constitue une documentation complète, il n’y a aucune raison que l’on ne puisse pas conserver et restaurer une œuvre”. En effet, l’artiste et les structures de diffusion doivent être en possession d’un maximum de documents qui permettront de comprendre le fonctionnement de l’œuvre dans cinquante ans : descriptif de l’œuvre, photographies, vidéos, fiches techniques, copie de l’algorithme, … Un dernier point sensible pour les artistes qui souhaitent en même temps protéger leurs travaux. “Je trouve délicat de confier trop d’informations liées au code aux structures de diffusion. Les plagiats ne sont pas rares dans le monde de l’art numérique”, témoigne Guillaume Marmin, artiste visuel et scénographe français.

D’autres protocoles sont également poussés par des institutions précurseurs en la matière dont le LIMA, plate-forme dédiée aux arts médiatiques à Amsterdam, qui accueillait en 2016 un symposium international autour des questions de conservation de l’art numérique. Le LIMA a notamment mis en place une offre de stockage numérique pour les artistes désirant une conservation à long terme, prise en charge par une équipe d’informaticiens spécialisés. Moyennant une participation, les œuvres analogiques et numériques peuvent ainsi être conservées sur des serveurs sécurisés et dans des conditions optimales. Par ailleurs, le LIMA s’assure ainsi de constituer une banque d’archives pour le futur. Le ZKM de Karlsruhe, en Allemagne, est un autre acteur incontournable qui collabore avec plusieurs institutions prestigieuses comme le MoMA ou le Centre Pompidou. Le Laboratory for Antiquated Video Systems est sans doute l’une des initiatives les plus originales du ZKM. Fondé en 2004, ce département du service de conservation a pour mission de sauvegarder l’art vidéo et particulièrement les œuvres produites depuis les années 60’ sur support magnétique en les numérisant en haute qualité. Pour cela, le laboratoire compte plus de 300 appareils vidéo vintage et des centaines de composants très difficilement trouvables, les industriels ne les produisant plus. Cette “Arche de Noé des arts médiatiques” comme aime à l’appeler Peter Weibel, directeur du ZKM, est une ressource inestimable pour la restauration des œuvres de Nam June Paik ou d’Aldo Tambellini, utilisant du matériel d’époque. Dorcas Müller, responsable du Laboratory for Antiquated Video Systems, explique comment le ZKM a pu constituer un tel trésor : “Notre réseau est très développé. Les artistes nous confient une partie du matériel. Nous travaillons également avec des écoles ou des studios vidéo professionnels qui souhaitent se débarrasser de leur équipement démodé. Par ailleurs, les habitants de la Région nous font don de leurs anciens magnétoscopes et moniteurs. Enfin, depuis quelques années, il est devenu plus facile de trouver des appareils sur eBay”.
 

De nouveaux professionnels formés

Le LIMA et le ZKM précédemment cités font néanmoins figure d’exception à côté du reste des structures et des communautés artistiques qui souffrent encore de l’absence de mise en place de programmes dédiés. Sans aller jusqu’à la constitution de service de conservation, voire de restauration, la question se pose néanmoins dans toutes les structures de diffusion : comment faire fonctionner une œuvre ou une installation lorsqu’il y a un problème de logiciel ou d’interface ? Cédric Huchet décrit le fonctionnement à Stereolux : “50 % des maintenances sont effectuées par les équipes de la structure car il est rare que l’artiste puisse être présent en permanence. Nos régisseurs sont des couteaux suisses qui ont réussi à décloisonner la connaissance technique : ils comprennent le code, la mécanique, l’électricité, ont parfois quelques notions en robotique”. De là à imaginer une nouvelle génération de régisseurs il n’y a qu’un pas. En attendant, quelques rares formations de conservateur/restaurateur spécialisées en art numérique, comme celle de l’école de Stuttgart, voient déjà le jour. Pour Gaby Wijers, directeur du LIMA : “Il est plus qu’urgent de former les nouveaux archivistes, gestionnaires, conservateurs et historiens d’arts. Ce sont eux qui relèveront le défi de la préservation de l’art médiatique”.

Une chose semble certaine, ce n’est plus qu’une question de temps pour que de réels plans d’action de conservation des œuvres numériques se généralisent. Reste seulement à espérer qu’ils ne tarderont pas à se mettre en place… au risque de perdre un bon nombre de créations actuelles, et sans doute parmi elles quelques chefs-d’œuvre de notre époque.

 

Adrien Cornelissen


Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°220 – juillet 2018

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.