Création & intelligence artificielle ou la révolution des algorithmes intelligents

En matière d’innovation technologique, l’intelligence artificielle passionne autant qu’elle effraie. Alors que certains annoncent une révolution totale d’ici quelques décennies, quel sera son impact sur la création artistique ? Comment les artistes d’aujourd’hui s’emparent de ces technologies intelligentes ? Quelles sont les évolutions à venir dans le spectacle vivant ? Tour d'horizon avant d'explorer ce sujet à travers un cycle dédié, organisé par le Labo Arts & Techs. 

Spectrogram - Photo © Rakutaro Ogiwara

À la façon d’un Prométhée moderne, incarné tantôt par HAL 9000 dans 2001, l'Odyssée de l’espace ou par T 800 dans Terminator, l’intelligence artificielle (parfois notée “IA” dans l’article) inspire la peur d’une machine incontrôlable et annonçant la fin de l’espèce humaine. Les déclarations fracassantes de sommités telles que Stephen Hawking ou Bill Gates vont d’ailleurs dans ce sens alarmiste. Dans Her, sorti en 2013, Spike Jonze mettait en lumière Samantha, une IA non matérialisée, capable de penser, de ressentir des émotions et de nouer une relation amoureuse. Une approche complexe, contrastant avec une technophobie ambiante et qui autorisait le spectateur à penser l’intelligence d’une manière plus positive. Si une machine dotée d’une telle conscience peut s’émouvoir des beautés du monde, ne pourrait-on pas envisager qu’elle puisse elle-même la créer ? La création artistique pourrait-elle être l’apanage de ces futures intelligences artificielles ? Si oui, sous quelle forme cela pourrait-il se traduire ? Dit simplement —et d’une manière volontairement provocatrice— les prochains grands génies, que la postérité invitera aux côtés de Mozart ou Picasso, seront-ils des intelligences artificielles ?

Au vu des progrès récents, la question mérite d’être posée sérieusement. Car si la réalité n’a pas encore supplanté la science-fiction, les technologies qui paraissaient spéculatives commencent à voir le jour. En 2016, la défaite du Coréen Lee Sedol, champion incontesté dans l’art du go, contre l’Alphago de Google a sans doute marqué un tournant décisif. Désormais, les logiciels parviennent à être supérieurs à l’homme dans l’une des disciplines les plus complexes qui soient. Cette symbolique désormais fissurée, d’autres possibles se dessinent. Voiture autonome chez les uns (Tesla, Google Car) ou assistant personnel vocal chez les autres (Alexa pour Amazon, Cortane pour Microsoft ou Siri pour Apple), l’intelligence artificielle s’invite progressivement dans notre quotidien avec une révolution complète prévue à l’horizon 2050. Le domaine de l’art et a fortiori celui du spectacle vivant —la musique en première ligne— ne seront évidemment pas en reste. Cet article a l’ambition d’esquisser les pratiques artistiques du futur en matière d’intelligence artificielle. Il se basera sur celles existantes et sur les innovations de quelques précurseurs.

Machine Learning et Deep Learning

De prime abord, le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît. À commencer par la difficulté de définir le terme d’intelligence artificielle. Est-ce la capacité à percevoir et prédire le monde ou à planifier une série d’actions pour atteindre un but ? Est-ce la capacité d’apprendre ou celle d’appliquer son savoir à bon escient ? Difficile d’y répondre, bien qu’on puisse déjà déceler plusieurs degrés d’intelligence. De l'algorithme servant à accomplir des tâches simples et mécaniques, nous sommes passés à celui prédictif, analysant les comportements des uns et des autres. Le niveau de connaissances et l’étendue de l’intelligence ne sont pas identiques dans les deux cas. Aussi l’intelligence artificielle est-elle davantage considérée par les spécialistes comme la capacité d’apprendre, d’améliorer ses performances voire d’acquérir de nouvelles compétences. On parle alors de Machine Learning, soit d’algorithmes complexes visant à reproduire des processus cognitifs par mimétisme, ou de Deep Learning dont les mécanismes s’inspirent du fonctionnement des neurones et des synapses du cerveau humain et permettent ainsi de résoudre des problématiques extrêmement complexes comme la reconnaissance visuelle ou le traitement du langage.

Flow Machine - Visuel © Fiammetta Ghedini

Deuxième difficulté du sujet : comment définir la notion de créativité ? Quels sont les critères de l’imagination, de l’inventivité ou de l’esthétisme ? Ici le débat est presque sans fin et il sera difficile, sinon impossible, d’y répondre. Toutefois l’approche de Steve Jobs, fondateur historique d’Apple, est intéressante : “La créativité consiste simplement à connecter les choses entre elles. Quand vous demandez aux personnes créatives comment elles ont réalisé telle ou telle chose, elles se sentent un peu coupables parce qu’elles ne l’ont pas vraiment réalisée, elles ont juste vu quelque chose. Cela leur a sauté aux yeux, tout simplement parce qu’elles sont capables de faire le lien entre les différentes expériences qu’elles ont eu et de synthétiser les nouvelles choses(1). Cette citation fait finalement apparaître un lien naturel entre la notion de créativité et celle de l’intelligence artificielle, en particulier du Deep Learning.

Des IA encore difficiles à prendre en main

Enfin, avant d’évoquer plus en détail les évolutions à venir dans les différentes disciplines artistiques, il est important de préciser que l’intelligence artificielle, sujet récurrent voire obsédant, ne concerne à l’heure actuelle qu’une infime poignée d’artistes. Pattern Recognition est sans doute l’un des spectacles les plus intéressants existant et peut synthétiser l’avancée de cette technologie dans le spectacle vivant sans pourtant évoquer des dispositifs totalement démesurés. Né d’une collaboration entre le chorégraphe Alexander Whitley et l'artiste Memo Akten, Pattern Recognition est une performance pour deux danseurs et un dispositif lumineux composé de huit sharps automatisés. De puissants rayons blancs sculptent l’espace scénique et scrutent chaque mouvement des danseurs. Grâce à une série de capteurs, les lumières anticipent les gestes à venir et les mémorisent pour créer eux-mêmes leurs propres ballets. Les deux danseurs finissent par accompagner le dispositif lumineux pour ne faire qu’un seul ensemble harmonieux : l’homme-machine, entité nouvelle et indivisible. Hormis quelques créateurs hautement qualifiés, les problématiques de Machine Learning et de Deep Learning sont extrêmement complexes à assimiler et à prendre en main. Comment récupérer, analyser, puis stocker des milliards de datas ? Quelques réseaux d’artistes comme l’AMI (Artists and machine intelligence) à l’initiative de Google ont vu le jour. Parmi eux, Gene Kogan mérite d’être cité. Cet artiste et programmeur, issu du la culture open source, est l’auteur de plusieurs performances audiovisuelles et travaux autour du style transfer, une technique de recomposition d’images dans des styles artistiques connus. Avec le collectif américain alt-ai, il a travaillé différents transferts de style en temps réel. Cubist Mirror est une installation illustrant parfaitement sa démarche : un miroir interactif renvoie le reflet du spectateur à la façon d’une peinture de Picasso. Sans doute s’agit-il d’une porte entrouverte à l’art pictural de demain. Gene Kogan développe actuellement ml4a.github.io, un livre incroyablement documenté sur le Machine Learning. Cette ressource de référence, destinée aux artistes, activistes et citoyens scientifiques, est librement accessible en ligne.

C’est que —il faut bien le dire— les outils aujourd’hui développés par les GAFAMI (Google - Apple - Facebook - Amazon - Microsoft - IBM) sont pour le moment en accès restreint. Ainsi la méga star Watson, conçue par IBM, n’est pour l’instant que le privilège de quelques grandes entreprises. Le Deep Dream de Google est l’un des seuls outils à être facilement accessible. Ce programme gratuit, à l’origine développé pour de la reconnaissance visuelle, permet de détecter et de renforcer des structures dans des images. Une simple photographie de paysage se transforme rapidement en tableau psychédélique et surréaliste faisant apparaître animaux et chimères. Quelques autres outils apparaissent progressivement dans le sillage de Deep Dream, comme le réseau de neurones Eyescream conçu par Facebook AI Research et également en open source. Gregory Chatonsky, précurseur du netart dans les années 90’, a travaillé avec cet outil sur son installation It’s Not Really You, présentée en 2016. Des milliers de peintures abstraites ont été soumises à Eyescream qui a ainsi pu définir les critères d’une peinture abstraite. Une série de treize œuvres a finalement été générée par le logiciel.

La musique déjà concernée par l’IA

La révolution a donc bien débuté en ce qui concerne les arts plastiques ou la peinture. Dans le domaine des arts vivants, les recherches et expérimentations sont au moins aussi avancées. C’est en tout cas les acteurs de la musique qui semblent être les plus sensibles au sujet. Les mastodontes comme Spotify ont misé sur une IA pour développer leurs business et personnaliser le service offert aux usagers. Ce géant du streaming est capable de créer une playlist élaborée sur mesure par un puissant algorithme. Les Majors s’intéressent également à l’arrivée de l’intelligence artificielle. Le laboratoire Sony Computer Sciences à Paris mène le projet Flow Machines permettant aux utilisateurs d'expérimenter de nouvelles idées grâce à une aide à la composition. Concrètement, l’algorithme de Sony est capable de générer de la musique de façon autonome ou en collaboration avec des artistes humains. Le style de musique (rock, baroque, hip hop, …) provenant d’un ou plusieurs artistes, est transformé en objet de calcul. Des tests ont prouvé les capacités incroyables de Flow Machines. Des improvisations intégrant le style de Bach deviennent indétectables de l’auteur originel, et ce même pour des experts du compositeur allemand. Flow Machines a également produit Daddy’s Car, chanson pop inspirée du répertoire des Beatles. À ce jour, le morceau a été lu plus de 1,5 millions de fois sur YouTube, réalisant ainsi la performance de devenir la première star pop 100 % virtuelle. Conçu dans une logique similaire, le robot Shimon est utilisé pour étudier l’improvisation d’une IA. À partir d’un répertoire de Thelonious Monk, Shimon joue du marimba et accompagne un pianiste en temps réel. Ce robot est aujourd’hui utilisé comme outil de recherche au Georgia Institute of Technology et dans des spectacles musicaux du monde entier.

Il n’y a donc qu’un pas pour imaginer ces intelligences artificielles se produire sur scène. Un pas qu’a su franchir le laboratoire Sony Computer Sciences et la Gaîté Lyrique en organisant en 2016 un concert atypique dans le cadre du Festival Intensive Science. Plusieurs artistes français comme Barbara Carlotti ou Lescop étaient alors invités pour interpréter des compositions uniques de Flow Machines. AI DJ project est un autre concert encore plus expérimental porté par le collectif japonais Qosmo. Il s’agit ici d’établir un dialogue entre une IA et un humain à travers un live DJ à “quatre mains”. Une IA Deep Learning mélange des morceaux sélectionnés et permet d’échanger avec le musicien Nao Tokui. L’IA écoute les morceaux joués par le DJ humain, détecte le tempo, juge le genre et traite l'information. Elle choisit alors le prochain morceau à jouer. Parfois, l'IA fonctionne de façon inattendue, en improvisant un morceau difficilement anticipable. L’intention des créateurs est en effet de donner une personnalité à l’intelligence artificielle. Ainsi, en ne la considérant pas comme une imitation de l’homme, les artistes font passer un message optimiste : ici personne ne remplace l’être humain. L’IA se positionne comme un partenaire capable de réfléchir sur la création musicale.


L’IA, actrice et scénariste 

La diffusion de l’intelligence artificielle concerne également d’autres domaines artistiques. D’abord dans le cinéma où quelques expérimentations ont été menées. Ainsi, l’intégralité du script du court-métrage Sunspring, sorti en 2016, a été imaginée par l’algorithme Benjamin. Après avoir analysé des dizaines de scénarios de films de science-fiction, repérant les particularités et les caractéristiques du genre, Benjamin a généré les dialogues pour les acteurs et des indications pour l’équipe de tournage. Si l’ensemble manque de cohérence, le résultat permet d’envisager une utilisation plus courante d’ici quelques années, dans des productions adaptées sur grand écran ou pour des mises en scènes au théâtre. Le metteur en scène montréalais Maxime Carbonneau est l’un des rares à approcher l’IA. En 2015, il invite Siri, l’assistant personnel d’Apple, à enfiler le costume de l’acteur principal. Pendant plus d’une heure, la comédienne Laurence Dauphinais dialogue avec cette IA qui paradoxalement connaît tout de nous, sans que nous la connaissions en retour. La pièce révèle un aspect critique du pouvoir qui nous lie à cette technologie.

Rien ne sert néanmoins de tomber dans le catastrophisme. L’intelligence artificielle, comme toute technologie numérique, doit être vue comme un outil, pour le meilleur comme pour le pire. Les artistes d’aujourd’hui, lanceurs d'alertes ou simples témoins d’un futur en marche, nous invitent à questionner nos relations avec le monde. L’intelligence artificielle, elle, interroge notre rapport profond à l’art. Une chose reste certaine : les IA ont déjà commencé à révolutionner la création artistique.

  

 

(1) (The Business Week, 2004)

Par Adrien Cornelissen

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°213 – juin 2017

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.