Infiltrée en arts numériques : les bifurcant·es [HACNUM]

« Tu fais une sorte de journalisme gonzo !? » me lance cet ancien collègue. C'est un peu ça, effectivement. D'actrice culturelle, je suis passée observatrice*. Avec le regard de celles et ceux qui connaissent les dessous, le milieu. Sans en prendre tous les codes, c'est ce journalisme subjectif que je choisis pour restituer la journée de rencontres organisée par HACNUM, dans le cadre de Scopitone 2023. Plongée en bifurcation auprès d'artistes et professionnel·les en pleine réflexion : comment concilier arts numériques et éco-responsabilité ?

Article écrit par Julie Haméon, acienne salariée de Stereolux / Scopitone de 2015 à 2022 avant d'investir son activité de journaliste.


La journée démarre avec un peu de retard. Au café, le groupe de travail sur les enjeux d'éco-responsabilité, à l’initiative de cette rencontre, est sur le pont. Son leitmotiv : inspirer, motiver pour changer les manières de faire, et positionner le réseau HACNUM comme vecteur de ressources. Le chantier en pleine construction : « On est en train de définir les questions que l'on se pose » évoquera l'une de ses membres.

Je m'installe au fond, je branche mes oreilles et j'attends. La salle se remplit d'un coup. Une cinquantaine de personnes au profil varié : artistes, curateur·ices, professionnel·les, étudiant·es, ingénieur·es... Le champ des arts numériques est vaste, car de la réalité virtuelle à la low-tech, les approches, les formats de création et les sensibilités sont multiples.


De paradoxes en activisme

La matinée est consacrée à une série de mini-conférences. Face aux enjeux écologiques, comment sortir du sentiment d'indifférence, d’inconfort, d'impuissance ? Dans l'auditorium des Beaux-Arts Nantes Saint-Nazaire, les regards se fondent dans une même direction, résolus à croiser arts, technologies, sciences sociales et environnementales, voire activisme.

L'artiste-chercheur Jean-François Jégo interroge : quelle posture adopter ? Croître, croître durablement, décroître, bifurquer, marquer une pause délibérée ? Cela interroge : jusqu'où serions-nous, individuellement, prêt·es à aller ?

Paradoxes entre éco-responsabilité et arts numériques : quelques pistes pour se situer et s'en emparer, de Jean-François Jégo

Flux, plan, bilan carbone, économie verte, développement durable, compensation. Ou bien communs, convivialité, proximité, circuits-courts... Êtes vous plutôt écologie gestionnaire ou écologie radicale ? « Deux visions assez opposables que l'essayiste Yves Citton invite à penser comme complémentaires » nous réconcilie-t-il.

Ici, le ton n'est pas à la langue de bois, ni au don de leçon. Celles et ceux qui s'expriment rapportent plutôt leur cheminement, sans embarras. « Au départ, je ne savais pas comment faire, j'ai appris en testant, en faisant des erreurs. Je n'achète quasiment plus neuf, mais ça m'arrive encore, je ne suis pas parfaite » partage Marylou, artiste sonore. Après s'être longtemps « sentie impuissante face aux désastres de la pollution électronique », l'artiste bidouilleuse s'est mise à troquer, chiner de vieux appareils, désouder puis resouder leurs composants... Désormais, elle pense en amont de ses créations à leur réutilisation. "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", aurait dit Lavoisier. Son paradoxe personnel, « celui d'utiliser l'électronique (à la source de la destruction du vivant) comme un outil de lien avec la nature ». Mais c'est par le hacking et la lutte contre la sur-consommation, que Marylou donne sens à sa critique du techno-optimisme.

Ancienne dirigeante d'un festival d'innovation numérique, Camille Pène se présente, elle, comme une « repentie ». Elle fait désormais partie du collectif les Augures, introduit par sa collègue Marguerite Courtel, créé en 2020, qui accompagne les industries culturelles dans leur transition écologique et sociale. Son Lab 'Numérique responsable' cherche à « fédérer, créer une communauté » pour questionner les impacts du numérique. Pour cela, elle avance qu'il faudra sortir « de croyances très ancrées dans le secteur culturel » et où le numérique permettrait de découvrir l'art autrement, de le rendre accessible plus largement.

Témoignage : Concilier engagement écologique et création, production et diffusion d'oeuvres d'arts numériques ?, du collectif Les Augures pour les Rencontres HACNUM

L'artiste Joanie Lemercier raconte, lui, son parcours. Celui qui a commencé sa carrière avec des œuvres abstraites, géométriques, froides, sans vivant confie avoir dû faire un travail d'introspection pour savoir d'où lui venait ces esthétiques. Sans surprise, d'autres artistes avant lui, écrivain·es et cinéastes. Des mondes futuristes, dystopiques, souvent catastrophistes. En 2018, il se retrouve « dans Mad Max, face à la destruction », raconte-t-il. La plus grande mine à charbon d'Europe est à 1h30 de son studio. « Ça a changé ma vie : j'ai pris conscience que mes dystopies existaient dans le monde réel, et tout d'un coup elles m'ont terrifiées. » [voir son récit sur Bon pote] De sidération en action, il entreprend un audit énergétique, réduit ses transports en avion (« avec quelques exceptions, il y a toujours une négociation avec soi-même »), et arrête la surproduction. Dire non pour une nouvelle création, approfondir les projets existants, accepter de les standardiser pour ne pas être indispensable lors de leur diffusion : « se mettre en capacité en tant qu'artiste de donner les moyens à d'autres de régler les problèmes ». Cette attention écologique devient un nouveau modèle économique, un autre rapport au temps « plus soutenable ». Techno-optimiste il l'a été, mais il s'est rendu compte que « compter sur de futures technologies imaginaires ne faisait que ralentir l'action ». Activiste il est devenu, artiviste il se revendique, œuvrant à amplifier la voix de groupes tels qu'Extinction Rébellion ou Les soulèvements de la Terre.

De l'isolement au mouvement

Toutes et tous témoignent d'une prise de conscience, d'efforts, de renoncements, d'expérimentations. Leur sincérité permet d'atténuer cette injonction à la perfection qui amène souvent à la paralysie, à l'inaction. Une main tendue vers celles et ceux qui chercheraient à sauter le pas ?

La première question de l'après-midi semble le suggérer : « Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir bifurqué ? Est-ce que cela vous a coûté (financièrement, en termes de réseau..) ? Est-ce que vous vous êtes mis·es en danger ?». Nous y sommes : comment passe-t-on de la théorie à la pratique, de l'idée à la réalité ? La journaliste infiltrée - récemment reconvertie - que je suis, a envie de lui répondre : oui la liberté a un coût, mais elle est une chance de se réconcilier. Marylou, elle, se voyait grande designer mais n'a pas tenu six mois : « il m'a fallu expliquer mon choix de sortir de cette carrière, mais grâce au covid, un nouveau rapport à l'essentiel a émergé ». L'artiste Barthélemy Antoine-Loeff témoigne : « ça m'a plus coûté de ne pas être aligné ». Juliette Bibasse enfonce, plus tard, le clou : « se poser la question des valeurs rend intéressant tout ce que l'on fait ».

Après ce temps d'échange collectif, la deuxième partie de la journée prend un format original : de table en table, les participant·es sont invité·es à échanger avec les intervenant·es du matin. Les langues se délient, les conversations ont ce petit ton de off qui fait dire à l'un « j'espère que ce n'est pas enregistré ! » et à l'autre « je n'ai pas voulu poser la question devant tout le monde ce matin mais... ». Les discussions vont bon train, mais un sujet particulièrement revient : comment concilier conscience écologique et carrière ? Ralentir, renoncer, ne pas entrer ou sortir de la lumière ? Beaucoup sont artistes et précaires, et la difficulté de choisir entre fin du monde et fin de mois est bien présente ici aussi. 

Photo © David Gallard

Café philo ou groupe de parole pour professionnel·les et artistes sur le point de bifurquer, l'événement semble permettre à certain·es de sortir de l'isolement, de trouver une communauté où l'on discute des ambitions et des galères. Comme un bon copain avec qui l'on se montre sous son vrai jour, autour d'un verre. Quelles sont les pistes, les solutions ? Y'a-t-il d'autres voies que le choix binaire succès / galère ? À d'autres tables on parle ressources à partager, nouvelles méthodes de production et de diffusion, low-tech, durabilité des projets... Les alternatives et les outils se dessinent, se discutent. Un peu plus loin, les « pros » s'animent également : besoin en formation, coproductions et collaborations entre festivals, sortir de la compétition des Premières, appel à projet commun coordonné par le réseau, et pourquoi pas un "tinder" des projets disponibles pour éviter d'en créer toujours de nouveaux..

À la fin de la journée, les mines réjouies donnent le sentiment d'un pari réussi. Elle est là la puissance : dans l'action, le partage de solutions petites mais grandes. Cela invite à se questionner : où mettre son énergie et son temps, dans la croissance ou la coopération ? Comment sortir de notre impuissance politique ? Joanie Lemercier propose l'infiltration, le changement de l'intérieur.

Dans la salle, des visages inconnus du réseau ont rejoint le rang. Certains viennent de la musique, du textile on encore de l'industrie de la mode : « c'est agréable, inspirant, on se sent moins seul·es ». Sept personnes ont d'ailleurs témoigné leur souhait de rejoindre le groupe de travail qui se donne désormais pour objectif de lancer des chantiers concrets.

Si « le plus difficile est de trouver le bon ton, sans prêcher », comme concluait la vidéo du festival ITGWO passée le matin, ces premières rencontres du groupe de travail HACNUM sur les enjeux d'éco-responsabilité semblent avoir trouvé une certaine justesse.