L'art numérique à l'épreuve de la pureté écologique

Les impacts de la numérisation croissante sont dorénavant connus et sa prétendue immatérialité ne fait plus illusion. Si des acteurs et actrices du secteur cherchent aujourd'hui à promouvoir un « numérique responsable », qu'en est-il dans le champ de l'art numérique ? Comment la question environnementale est-elle prise en compte par ces artistes dans leur pratique ? Au-delà de la tentation de les soumettre à un « test de pureté » écologique, leur contribution se joue-t-elle dans la construction de nouveaux imaginaires ?

Article écrit par Julie Haméon.


Art à géométrie soutenable

« Il y a un côté "deux pas en avant, un pas en arrière" lorsque tu te poses des questions d'éco-construction et environnementales. » Juliette Bibasse
 

Le champ culturel n'est pas exempt d'une prise de conscience de son impact environnemental. Sur le versant des arts numériques, le réseau français Hacnum a d'ailleurs lancé un groupe de travail en septembre 2022, lors du festival Scopitone, afin de mettre en commun les réflexions. Au cœur de celles-ci : comment réduire l'empreinte écologique de la création numérique ? Les démarches se multiplient du côté d'artistes cherchant à calculer leur impact, utiliser des matériaux moins polluants, privilégier des pièces remplaçables, s'impliquer dans des démarches d'éco-conception ou encore low-tech...
C'est notamment le cas du plasticien Barthélémy Antoine-Lœff, dont toutes les œuvres sont réfléchies pour avoir un coût écologique le plus faible possible. Un paramètre qu'il revendique comme partie inhérente à ses travaux. Pour son œuvre Tipping point, il a défini sa propre échelle du « raisonnable » lui permettant de mettre un iceberg sous cloche afin d'alerter sur la fonte des glaciers. « Si la limite est atteinte, je considère que l’œuvre peut mourir » explique-t-il. « C'est une œuvre qui consomme de l'énergie et dont le message est d'alerter sur les enjeux écologiques. C'est une ambivalence que j'assume car, si elle a un impact sensible sur le public, la partie est gagnée ».

Les considérations environnementales changent assurément la manière de travailler et impactent l'artistique. « Il y a un côté "deux pas en avant, un pas en arrière" lorsque tu te poses des questions d'éco-construction et environnementales » témoigne Juliette Bibasse, productrice, curatrice et directrice artistique du Studio Joanie Lemercier.

Tipping point - Barthélémy Antoine-Loeff © Gregoire Edouard

Gravir l'échelle

« C'est le rôle des artistes de montrer qu'on peut inventer d'autres façons de se comporter, d'avoir un autre rapport au temps. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera ». Barthélémy Antoine-Lœff

Mais les artistes ne sont pas les seul·es concerné·es par la nécessité de réduire leur impact environnemental. « Ces enjeux nécessitent un changement de système et de modèle économique qui implique toute la filière » explique Léa Conrath, coordinatrice du réseau Hacnum. Un critère qui devient progressivement transversal à toutes les étapes de création, production et diffusion d'une œuvre. Il s'agit de « ne pas tout faire peser sur les artistes, qui ont leurs propres contraintes économiques. Quel poids a une œuvre par rapport au déplacement du public par exemple ? » interroge Barthélémy Antoine-Lœff.

Si ces démarches se développent, elles éveillent aussi quelques garde-fous. Le greenwashing est à éviter tout autant que la démagogie : « Annuler un événement sous prétexte qu'il consomme de l'énergie peut s'avérer trompeur, considérant qu'on a encore du mal à calculer son impact réel » alerte Juliette Bibasse. D'après la directrice artistique, il s'agit avant tout d'une question d'échelle en trompe l’œil, certains dispositifs ne dépassant pas la consommation d'équipements ménagers. « L'expérimentation pour créer une œuvre amène à se poser ces questions, cela créé des connaissances qui peuvent permettre de prendre conscience de ces données ». Il n'est donc pas question, pour elle, de boycotter les lieux d'exposition ou des festivals qui ne passeraient pas le « test de pureté » - considérant que si tu n'es pas parfait, tu n'as pas le droit de te prononcer sur le sujet - mais de les sensibiliser. « Il peut même être intéressant d'aller dans des endroits où il y a besoin d'agir en sous-marin, être un "cheval de Troie" pour poser des questions notamment sur le sujet de la crise énergétique » suggère Juliette Bibasse. Dans cette optique, le projet Solar Storm, en cours de conception par le Studio Joanie Lemercier, sera accompagné d'un discours explicitant la consommation de ses panneaux solaires.

Solar Storm - Joanie Lemercier ©

Pour Barthélémy Antoine-Lœff, une autre échelle est de mise : celle du temps. « Nous sommes à des niveaux de connaissances, de sensibilités et de réflexions différentes. C'est le rôle des artistes de montrer qu'on peut inventer d'autres façons de se comporter, d'avoir un autre rapport au temps. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera ».

Pouvoir magique et nouveaux imaginaires

« Les artistes ont la capacité à écrire de nouveaux récits, à être des fenêtres sur d'autres possibles. » Barthélémy Antoine-Lœff

Ces tensions ne sont pas nouvelles pour ces artistes qui « cherchent constamment à analyser, interroger, détourner le numérique. Ils sont déjà dans le futur, dans une démarche prospective » explique Léa Conrath. La question du récit est d'ailleurs fondamentale dans leur travail. Pour Barthélémy Antoine-Lœff, « les artistes ont la capacité à écrire de nouveaux récits, à être des fenêtres sur d'autres possibles ». Juliette Bibasse est, quant à elle, « convaincue du rôle des artistes dans leur capacité à inventer des choses qui n'existent pas, c'est leur "pouvoir magique" : créer des imaginaires, utiliser la beauté pour choquer mais aussi éveiller les sens, susciter le désir, donner envie. Amener chacun à trouver où il va se sentir utile dans l'action ».

Barthélémy Antoine-Loeff, éleveur d’iceberg ©

« Il y a urgence à repenser notre impact environnemental, et le monde de la culture doit aussi s'emparer de ce sujet. » Martin Lambert

De nouveaux imaginaires « qui ne sont pas forcément alarmistes et terrifiants, mais peuvent aussi être positifs et porteurs d'espoir » invite Léa Conrath. Celui défendu par le Studio Joanie Lemercier, par exemple, n'a rien d'une sobriété amish ni d'une visio techno-optimiste dans laquelle les technologies nous sauveraient, il cherche plutôt à les démystifier. Les démarches low-tech – soit le recours à des technologies utiles, durables et économiques visant la sobriété énergétique et matérielle - sont d'ailleurs très présentes dans le champ des arts numériques. Is low the new tech ?

Si aller vers une création numérique plus soutenable semble un point de consensus, « cela doit rester une démarche libre. L'enjeu est, avant tout, d'accompagner les artistes qui souhaitent s'engager dans ce type de démarche, en leur fournissant des connaissances et des outils » témoigne Martin Lambert, responsable du Labo Arts & Techs de Stereolux et pilote du groupe de travail lancé par Hacnum. C'est dans cet objectif que le cycle « Enjeux environnementaux des arts numériques », qui se tiendra à Nantes en novembre et décembre 2022, permettra d'aborder les questions de numérique responsable et création artistique, d'éco-conception des arts numériques, et de low-tech. « Il y a urgence à repenser notre impact environnemental, et le monde de la culture doit aussi s'emparer de ce sujet », nous rappelle-t-il.
 

Pour aller plus loin

>> DIWO Arts & Tech Camp 
Revivez la première édition de DIWO (Do It With Others), un programme de deux semaines autour de l'approche éco-consciente de l'art numérique, organisé par le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux, en collaboration avec NØ & La Samoa.