L'art sans artiste ? Impact de la crise sanitaire sur les arts numériques

Alors que la crise sanitaire semble favoriser l’usage des technologies digitales, la mise en place de restrictions attenantes participe à l’érosion des valeurs essentielles de la culture. D’un autre côté, confinement et mesures de distanciation ont distendu les rapports qu’entretiennent les arts et le spectacle avec leur public. Stoppé dans son élan par l’annulation des festivals, le report de résidences, de répétitions et de diffusions, tout le secteur se trouve fragilisé. Qu’en est-il cependant des pratiques artistiques numériques et de leurs acteurs ? Ont-ils été favorisés durant cette période par une connectivité accrue et l’usage de technologies dites “dématérialisées” ? L’usage de médias numériques favorise-il la création et la diffusion dans un monde en crise ? Quelques réponses…

Par Maxence Grugier

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux


De l’avis de certains observateurs, il n’y aurait pas plus désincarnés que les arts numériques. Un point de vue régulièrement remis en question par l’omniprésence de matériel, hardware et machines bien réelles qui occupent le champ de la création digitale depuis ses débuts. Reste qu’une connectivité accrue et la possibilité d’échanger, de collaborer et de créer ensemble au quotidien dans l’espace abstrait de l’informatique en réseau, allié à l’usage de technologies de calcul et de création permettant le partage à distance en temps réel, s’avèrent certainement propices à une certaine agilité. Une caractéristique difficile à reproduire dans des disciplines nécessitant la présence de ses participants dans un même espace, comme c’est le cas pour la plupart des disciplines du spectacle vivant. Pour autant, les arts numériques sont – et ont toujours été – pluriels ; et s’ils utilisent des machines, ces acteurs investissent également des domaines et des pratiques diverses et variées comme la danse, le théâtre, la performance ou les musiques live, qui exigent également de travailler en mode présentiel. De ce point de vue, les artistes du numérique, comme les autres, ont parfois à souffrir de l’éloignement et de la nécessité de travailler à distance ; d’autant que ce domaine doit faire face à d’autres difficultés – techniques celles-là – telles que les inévitables problèmes de connexion, l’obligation de mise à jour ou les fastidieuses lenteurs de calculs nécessaires à l’élaboration de certains dispositifs. Reste que l’usage des technologies distancielles par essence, telles que les tablettes, le smartphone ou la vidéo en ligne, permet, parfois, de pallier certaines difficultés ou de proposer une alternative à l’immobilisation générale.

Beauty, 1993 de Olafur Eliasson, 2017, Montréal - Photo © Maxence Grugier

Repenser l’art en crise

Comment produire et diffuser de l’art et du spectacle dans un monde en crise, alors qu’une bonne partie des activités de la filière culturelle s’est mise en pause ? Avec la fermeture des salles des arts de la scène, ce sont non seulement les performances publiques mais aussi les répétitions qui sont devenues impossibles. À partir du mois de mars 2020, la plupart des institutions culturelles a fermé ses portes indéfiniment ou réduit drastiquement ses services. Les annulations et reports de festivals, d’expositions, d’événements et de performances pénalisent tout un secteur comptant des sociétés de production et d’accompagnement, mais aussi des équipes sur le terrain, des techniciens et des prestataires. Dans les musées, en studios comme à la scène, tous ont dû revoir leurs stratégies et leurs plannings. Cette situation inédite génère des points de vue opposés. “How can we think of art at a time like this ?”(1) (“Comment penser à l’art à une époque comme celle-ci ?”), s’interrogent par exemple les commissaires d’exposition Barbara Pollack et Anne Verhallen dans un article pour Vice, tandis que la dramaturge Emma Dante, qui devait faire l’actualité cet été en Avignon (et à Cannes pour son film Les sœurs Macaluso) déclare au contraire : “Ce virus ne va pas changer mon être d’artiste”. Pour Mami Kataoka, directrice du Musée Mori à Tokyo (également présidente du conseil du CINAM – Comité international des musées et collections d'arts modernes), “les responsables des institutions culturelles doivent se pencher sur la gestion des musées à long terme car cette situation perdurera”. Dans une interview pour le magazine Studio International(2), elle explique comment son musée a rapidement optimisé sa présence en ligne, avec l’ouverture du Mori Museum Digital, et comment l’usage des médias sociaux pendant la pandémie a imposé de nouvelles exigences : “Alors que la présence en ligne devient une plate-forme importante pour les institutions artistiques, nous veillerons à ce que la qualité du contenu soit aussi élevée que les expositions organisées existantes”. Si faire de l’art avec les artistes relève de l’ordre naturel des choses, faire sans eux présente d’autres défis. Dans un entretien (toujours pour Studio International), Yuko Hasegawa, directrice artistique du Musée d’art contemporain de Tokyo, raconte par exemple qu’elle a dû construire une rétrospective autour du travail d’Olafur Eliasson sans la présence de l’artiste(3) ! Eliasson, dont l’œuvre s’organise autour de la présence/absence de l’humain et d’un souci pour l’environnement, doit d’ailleurs se sentir particulièrement préoccupé à l’heure actuelle.

Space Dances aux Subsistances - Photo © Laure Birembaut

Des solutions alternatives

Comme une réponse à cette période floue et anxiogène, des services innovants et des efforts intensifs ont en effet été déployés ces derniers mois pour fournir des prestations alternatives et/ou supplémentaires en utilisant les plates-formes numériques mondialement connues que sont YouTube, Zoom, Vimeo ou Twitch, ainsi que les différents réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, Instagram ou même TikTok. Le fait qu’autant d’institutions publiques aient recours à ces services, des produits proposés par des entités privées – mais offerts gratuitement (en échange de nos données) – peut troubler ou sembler étrange. Ils se sont cependant avérés utiles durant la crise, permettant de maintenir au minimum les activités essentielles pour les acteurs du champ culturel que sont le partage, la communication, les rencontres (virtuelles ici) et la discussion, en restant connectés les uns aux autres et en partageant des stratégies permettant de repenser l’art et le spectacle en temps de pandémie. À l’exemple du CINARS (organisme à but non lucratif ayant pour mission de favoriser et soutenir l’exportation des arts de la scène au Canada) qui réunissait le 17 juin dernier(4) près d’une vingtaine de professionnels : chorégraphes, metteur.euse.s en scène, directeur.trice.s artistiques, directeur.trice.s et programmateur.trice.s issue.e.s d’organisme internationaux aussi variés que La Place des Arts (Canada), le Festival Internacional Cervantino (Mexique), le FringeArts (USA), le SiDance Festival (Corée), l’OperaEstate Festival (Italie) ou la Scène nationale La Comète (France) au cours d’un webinaire pluridisciplinaire où chacun partageait points de vue et stratégies afin de remédier aux problématiques inédites générées par cette période exceptionnelle. Là encore, la communication reste au cœur de l’actualité pour continuer de faire vivre la création et son écosystème.

L’art à distance


“Quelles stratégies créatives et formats alternatifs sont envisageables face à une mobilité restreinte ? Quel rôle la technologie est-elle susceptible de jouer dans ce contexte et quels réseaux culturels et sociaux sont pertinents ?”


Certains organismes ont par ailleurs très rapidement rebondi, proposant aux artistes de créer en fonction des modalités de restrictions imposées par la crise sanitaire. C’est le cas de Pro-Helvetia, un organisme qui soutient et diffuse l'art et la culture suisses à l’international comme au national, qui dès le mois d’avril 2020 lançait son appel à projet Close Distance. Le titre et la thématique du projet, “Nouveaux formats recherchés”, dit tout des préoccupations des institutions culturelles internationales. Dans ce cadre, l’appel pose d’ailleurs des questions importantes qui résument également très bien l’importance des technologies du numérique dans cette crise : “Quelles stratégies créatives et formats alternatifs sont envisageables face à une mobilité restreinte ? Quel rôle la technologie est-elle susceptible de jouer dans ce contexte et quels réseaux culturels et sociaux sont pertinents ?”. Pour autant ce sont toutes les disciplines artistiques qui sont encouragées : design, médias interactifs, littérature, musique, danse, théâtre, arts visuels et projets interdisciplinaires. L’organisme explique également rechercher “des projets qui initient ou intensifient de nouveaux formats dans le contexte actuel de mobilité réduite”. Une évidence tant les nouveaux formats de réflexion, les réseaux, les plates-formes ainsi que les collaborations artistiques expérimentales présentent bien évidemment un intérêt tout particulier dans une époque bouleversée. Pour autant, il ne s’agit pas uniquement de produire de l’art “pour le temps présent” puisqu’il est également précisé que “la priorité sera accordée aux projets susceptibles de perdurer au-delà de la crise du Coronavirus et visant à repenser la mobilité à long terme”. Une quête de pérennité qui suppose une vision à long terme à la fois rassurante et sinistre, des possibles répercussions de ce que pourrait être “le monde d’après” dans le cadre de la production culturelle.

Nouveaux formats

Pour les festivals et événements, la situation s’avère également compliquée. Alors que le fameux Festival Scopitone (pionnier des manifestations d’arts numériques en France) annonçait en mars l’annulation de son événement, le Festival Maintenant à Rennes, qui se tiendra du 2 au 11 octobre 2020, annonce de son côté une édition maintenue mais “singulière”. Pour son anniversaire (la manifestation fête ses vingt ans cette année), les responsables doivent prendre en compte “les restrictions qui impactent la capacité d’accueil et les incertitudes concernant la mobilité internationale des artistes”. Un climat qui oblige à s’adapter continuellement et à collaborer au plus près avec les artistes, mais aussi avec les partenaires et les collectivités. “Maintenant sera hybride”, annonce le Festival. “Nous explorons de nouvelles expériences à vivre dans différents univers, afin d’y présenter créations, performances et conférences.” Quels seront ces nouveaux formats ? Ce pourrait être des “spectacles par téléphone” comme le proposait en juillet dernier le Théâtre de l’Hexagone, haut lieu des expériences art-science et arts numériques à Grenoble ? L’équipe des relations avec le public offrant des spectacles de vingt minutes sur le thème de la pandémie. Ou encore la possibilité de se connecter en direct à divers lieux de création comme le Dômesicle en ligne de la SAT (Société des arts technologiques de Montréal) ? La Satosphère offrant des concerts et DJ set en direct dans l’environnement exceptionnel de son dôme multimédia. De son côté, le Nabi Center de Seoul proposait tout l’été la visite virtuelle de ses œuvres ainsi que des rencontres en ligne autour de différents thèmes des arts numériques (AI + culture : code, compose, play, Art & creativity : variations of creativity, ...).

La crise, vecteur d’inspiration

Pour autant, tout n’est pas sombre et la crise actuelle, en plus d’inspirer des alternatives, peut être aussi l’occasion d’une prise de conscience et de créations de nouvelles œuvres inspirées par l’événement. À ce titre, les technologies telles que la réalité virtuelle, mixte et augmentée ont leur rôle à jouer dans une période comme la nôtre. C’est le cas avec Passage, un premier film en réalité mixte (capté live, sans effets spéciaux et sans postproduction) réalisé par le studio Théoriz de Villeurbanne, officiellement en ligne depuis quelques mois(5). Entre performance artistique et nouveau cinéma, Passage est une œuvre pluridisciplinaire visible sur ordinateur ou tablette faisant appel à diverses disciplines (danse, vidéo live, technologies du jeu vidéo) dont le scénario pourrait être un écho à l’époque puisqu’il met en scène deux danseurs isolés cherchant à se rejoindre à travers un mystérieux passage. Réactif, Théoriz Studio étudie d’ailleurs de nouvelles manières de gérer des évènements publics avec des solutions innovantes. Grâce aux techniques de réalités mixte et augmentée, le Studio rêve de créer des événements auxquels des VIP pourraient assister en mode “virtuel” : “Cela permettrait d’aborder les rassemblements culturels, festivals, biennales, ... d’une manière moins stressante en matière de jauge, en gérant les imprévus comme une hypothétique seconde vague”, explique son responsable, David-Alexandre Chanel.

De son côté, la Compagnie Natacha Paquignon travaille sur une expérience de danse en réalité augmentée évoquant elle aussi la situation actuelle. Space Dances(6), est une œuvre en déambulation proposant des scènes chorégraphiées où les éléments et personnages qui apparaissent ne sont pas réellement présents. Uniquement visible via la réalité augmentée, il s’agit de fantômes, d’entités qui ont peut-être vécus dans les lieux que le public explore durant son parcours. Le spectateur voit des danseurs évoluer dans l’espace autour de lui, entend des voix qui racontent des choses sur le lieu et fait apparaître d’autres espaces en réalité augmentée sous forme de miniatures. Une étude de la relation corps/technologie qui est au cœur du travail de la chorégraphe et pourrait nous aider à repenser les conditions d’isolement provoquées par la pandémie. “La façon dont nous nous comportons en groupe, notre perception de ‘l’être ensemble’ et de l’espace, font partie des sujets que j’aborde dans mon travail. Je pense que l’expérience chorégraphique peut apporter des solutions en ce qui concerne les problèmes de relations à l’autre qui nous préoccupent aujourd’hui”, explique l’intéressée. Le confinement a obligé la chorégraphe à se poser et à réfléchir à “comment la réalité augmentée et la danse pouvaient raconter du particulier, de l’ordre du rapport à l’espace, virtuel ou réel, et à une relation intime avec l’œuvre. Space Dances fait réfléchir sur le besoin de temps collectifs essentiels au spectacle, mais aussi à la façon dont nous pouvons diffuser des œuvres et avoir accès à quelque chose de l’ordre de l’intime en ces temps troublés”, ajoute-t-elle.

Space Dances aux Subsistances - Photo © Lise Bois 

On le voit, qu’il s’agisse de créations numériques muséales de type installations ou expositions, ou de spectacle vivant, nous vivons un moment problématique qui pose plus de questions qu’elle n’offre de solutions. Restons positifs cependant. L’union des acteurs du secteur culturel aux niveaux national et international reste un facteur indispensable à la bonne continuation des activités culturelles de par le monde ; les outils numériques, à leur manière, pallient les obligations de distanciation et aux impossibilités de se déplacer librement. La période reste malheureusement critique et nous oblige à évoluer dans un flou qui, cette fois, ne saurait pas vraiment être taxé d’“artistique”. L’omniprésence du travail en réseau et la prolifération d’écrans et d’interfaces, s’ils aident, ne peuvent bien entendu pas remplacer entièrement le fait de “vivre ensemble” l’émotion d’un spectacle ou la découverte d’une œuvre.

À suivre donc…

Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°233
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.