Le goût des autres

Lorsque les institutions culturelles et le milieu thérapeutique se convoitent et s'engagent, l'art et le handicap se frôlent et se bousculent, pour le grand bonheur des professionnels et des personnes embarquées dans l'aventure. 

Coup de projecteur sur deux projets initiés par Stereolux et prise de hauteur sur deux réalités complexes et parfois insaisissables.

Adeline Praud

L’art et la culture doivent être accessibles à tous !

Voilà une affirmation poing levé qui n’a pas perdu de sa force depuis 1959, date de la création du premier ministère des Affaires Culturelles, auquel André Malraux insuffle alors une vision – « L’art relie l’homme et les civilisations » – et fixe une politique – la démocratisation par l’accès physique aux oeuvres. Un demi-siècle plus tard, les fondations restent les mêmes, à ceci près que cette politique culturelle a évolué, gagnant, au fil du temps, humilité et créativité.

Les structures de diffusion conventionnées(1) et bon nombre d’associations qui mènent des actions remarquables, s’affairent à une tâche ardue : l’accessibilité aux oeuvres et aux pratiques artistiques et culturelles pour toutes et tous. La loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, votée en 2005, apporte du grain à moudre aux acteurs des arts et de la culture ; le cadre s’étoffe et les jeunes en situation de handicap s’inscrivent désormais pleinement dans le plan gouvernemental d’éducation artistique et culturelle. Ils constituent dès lors un public prioritaire, au même titre que les élèves des établissements situés en zones rurales isolées ou dans des zones d’éducation prioritaires.

Les travaux de la commission nationale Culture et Handicap, créée en 2001, alimentent ce dispositif : emploi des personnes handicapées dans les secteurs culturels, promotion auprès des personnes handicapées d’offres culturelles adaptées, apport des NTIC(2) pour les visiteurs handicapés, mise en conformité des établissements publics culturels, amélioration de l’accueil des visiteurs handicapés mentaux.

On aurait tort cependant d’aborder la question de l’accessibilité des lieux sous le seul angle du bâti, même si elle est fondamentale pour les personnes en situation de handicap moteur. L’hétérogénéité des handicaps d’un côté (moteurs, mentaux, cognitifs…) et la diversité des possibles entre la création et les publics empêchés de l’autre imposent – avec consentement, s’il vous plaît – une union que l’on souhaite d’amour entre les milieux artistiques et culturels et les acteurs socioéducatifs et thérapeutiques.

De très nombreuses initiatives témoignent de l’ampleur du chantier : le festival des Eurockéennes de Belfort forme ses bénévoles et propose des forfaits incluant hébergement adapté et accompagnement sur le site ; à Paris, la compagnie O Clair de la Lune propose des cours de théâtre mêlant personnes valides et non valides ; le MUCEM de Marseille propose un parcours tactile et sensoriel aux publics mal- et non-voyant ; à Nantes,le festival HIP OPsession développe l’interprétation des battles en langue des signes…

« Que du bonheur ! » a t'il dit

Il, c’est Gweltaz, l’un des six jeunes qui ont participé au projet éponyme né d’une collaboration entre Stereolux et l’institut médico-éducatif Ar-Mor. Mêlant danse et light painting, (3) Que du bonheur a réuni (avec le concours de la fondation Groupama Culture et Handicap) la danseuse-sophrologue de la compagnie NGC25, Nathalie Licastro, la photographe Charlotte Barraud et les équipes de l’IME et du service action culturelle de la salle nantaise. Durant quelques mois, ces jeunes déficients mentaux, âgés de 17 à 25 ans, dont certains manifestent des troubles du spectre autistique, se sont investis dans ce projet qui allait les faire bouger, écouter, regarder mais surtout interagir.

« Les jeunes étaient très réceptifs à la musique, au son et à la lumière (…), ils ont été très mobilisés, ils en parlent encore »

explique Carine Cleren, éducatrice spécialisée au sein de l’IME. Malgré les difficultés inhérentes au handicap cognitif des participants, les artistes retiennent surtout la richesse de ces rencontres. Nathalie explique qu’elle a travaillé avec eux comme elle travaille avec des débutants : « Ils ont tous un corps, je les ai considérés comme des danseurs. Je ne leur faisais pas de cadeau, lorsqu’ils pouvaient faire mieux je le leur disais et très vite leurs incapacités sont devenues des qualités pour créer. »

Charlotte raconte : « D’habitude, j’aime bien que les choses soient dirigées, alors, travailler avec eux était un challenge pour moi, j’allais devoir être dans le lâcher prise. » Carine confirme : « Ce type de projet demande une grande adaptabilité de la part des artistes. » Charlotte et Nathalie expliquent que ces jeunes-là n’ont pas d’attentes, à la différence des personnes auprès desquelles les deux artistes interviennent le plus souvent. La photographe précise : « Il n’y a pas de recherche du beau ou le fait de vouloir apprendre la technique, c’est pas une prestation de service, il y a un vrai échange, c’est le moment qui prime. »

La danseuse-sophrologue, quant à elle, raconte : « En tant que danseur, on est toujours jugé, par les programmateurs, par le public, par les institutions, (…) mais avec eux, pas de jugement, j’en suis ressortie élevée. » Le gâteau, mais aussi la cerise dont on peut se demander : mais qui c’est qui l’a mangée ?

Le projet NAO-A associe quant à lui le laboratoire Arts & Technologies et le service Action Culturelle de Stereolux, Sophie Sakka de l’association Robots !, l’artiste-sonographe Cécile Liège et le Centre Psychothérapeutique pour Grands Enfants et Adolescents (CPGEA) du CHU de Nantes, section hôpital de jour. A l’instar de Que du bonheur, les objectifs thérapeutiques de ce groupe de patients souffrant de troubles envahissants du développement sont prioritaires : il s’agit de

« favoriser la rencontre avec l’autre, de susciter une certaine appétence à l’interaction »

explique Renald Gaboriau, orthophoniste au CPGEA. Ce projet mobilise six jeunes, régulièrement et à raison d’une heure par séance. Ceux-ci ont entre 13 et 15 ans, sont issus d’IME, d’ITEP(4) ou de classe collège ULIS (5) – le groupe est donc mixte. Durant les séances, les jeunes manipulent le robot humanoïde NAO pour en découvrir les richesses, les caractéristiques, les limites. « Certains l’utilisent comme porte-voix, les autres comme auditeur privilégié de ce qu’ils essaient de dire. Le robot leur permet de mettre des mots sur ce qui les anime, de construire leur rapport au monde (…), déjà, les jeunes perçoivent mieux l’arrivée d’une nouvelle personne, ils ont évolué. »

Ce projet s’appuie sur l’intérêt supposé des enfants autistes pour la technologie. Cécile Liège rappelle que les intervenants doivent gérer les angoisses des participants qui peuvent être très vite perturbés : « Il suffit qu’une variable change et l’ambiance du groupe est recomposée, (…) mais comment interpréter l’attitude d’un jeune qui refuse de s’impliquer : est-ce parce qu’il est déficient ou tout simplement adolescent ? » Ici aussi, c’est dans les facultés d’adaptation des artistes et le lâcher prise des jeunes et des adultes que la rencontre prend tout son sens. Et, pour reprendre les mots de Charlotte Barraud, « s’il y a quelque chose que tout le monde peut faire, c’est bien de l’art ! ».

Traite-moi comme tout le monde, mais n'oublie pas que je suis handicapé

Ces deux projets ne sont pas sortis du chapeau par hasard, ils sont le fruit d’une collaboration de plusieurs années entre Stereolux et l’IME Ar-Mor d’un côté, et le CPGEA de l’autre – période au cours de laquelle les jeunes ont régulièrement fréquenté la salle à l’occasion d’ateliers, d’expositions ou de concerts. L’un des enjeux de ce type d’action est bien de permettre à ces publics spécifiques d’investir des lieux d’expression et de pratique où ils ont (ou devraient avoir) toute leur place ; et c’est par cette présence que le fameux lien social se tissera.

Ce que révèle par ailleurs cette antériorité, c’est que lorsque des professionnels décident de s’unir autour d’objectifs pour partie identiques, pour partie convergents, un rapport de confiance doit s’instaurer pour que chacun trouve sa place et que l’envie d’aller plus loin ensemble émerge. Faire société, c’est s’adapter, tenir compte des singularités de chacun sans stigmatisation, accueillir la différence comme une richesse, faire ensemble. Un récent rapport de la commission Culture et Handicap souligne qu’un long chemin reste à parcourir pour que l’inclusion des personnes en situation de handicap soit effective.

Et si le chantier accessibilité est en cours, une autre bataille reste cependant à mener, celle des préjugés, qui ont la vie dure : pour les dépasser, il n’y aura jamais assez d’actions permettant la rencontre avec ces publics et/ou avec les oeuvres qu’ils créent.

Exposition photo Que du bonheur, du 8 juin au 15 août 2015, terrasse de Stereolux

(1) Scènes nationales, Scènes de Musiques Actuelles, centres nationaux de création, théâtres conventionnés, etc.
(2) Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.
(3) Technique de prise de vue permettant de matérialiser le mouvement d’une source lumineuse et donnant l’impression que l’on a peint avec de la lumière.
(4) Un Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique est une structure médico-sociale qui a pour vocation d’accueillir des enfants ou des adolescents présentant des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment les troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages.
(5) Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire.

POUR ALLER PLUS LOIN

• Podcast France Culture, émission Les Regardeurs : L’Escargot, de Judith Scott, artiste trisomique, sourde et muette qui travailla à partir de 1986 au sein du Creative Growth Art Center en Californie.

• The Punk Syndrome (Jukka Kärkkäinen et J.-P. Passi, 2012), documentaire sur PKN, groupe punk finlandais dont les membres sont trisomiques ou autistes et qui vient d’être choisi pour représenter la Finlande à l’Eurovision (!).