Machines de création : Robotique, art et spectacle vivant

En dehors des problèmes qu’elle soulève (aliénation, perte d’autonomie, spectre du chômage de masse, obsolescence de l’humanité et de ses valeurs, …), la robotique et les mythes plus ou moins nouveaux qui l’accompagnent sont aussi de formidables territoires de l’imaginaire et une vraie boîte à outils pour la création artistique. “Vallée de l’étrange”, “coexistence homme-machine”, “cyborgisme”, une fois n’est pas coutume les artistes contemporains s’emparent de ces thèmes et des technologies de leur temps pour les mettre au service de l’art. En croisant des compétences informatiques ou robotiques très pointues avec une vision artistique originale, ils créent des œuvres qui nous parlent du monde à venir et des défis qu’il représente.

Par Maxence Grugier
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux

Alors que la Biennale Némo vient d’ouvrir ses portes à Paris et ce jusqu’en février 2020(1) (une Biennale riche en propositions artistiques et réflexions autour du rapport entre art et technologie, machines et création dont l’emblématique mascotte cette année est un très émouvant visage de robot enfantin), et tandis que le Festival Gamerz(2) (du 13 au 14 novembre, à Marseille/Aix-en-Provence) propose d’explorer les avatars de “l’œuvre d’art technologique” pour sa quinzième édition, impossible de ne pas remarquer l’augmentation d’œuvres et d’artistes incluant des robots dans leurs travaux. À l’heure de la diffusion massive des technologies de pointe dans nos sociétés, l’entrée de la robotique dans le domaine public questionne, inquiète, remet en question. Et même si l’on fête bientôt les cent ans de l’invention du terme “robot“ par le dramaturge tchèque Karel Capek (pour “Rossum Universal Robot” dans sa pièce R.U.R. en 1920), le robot reste à la fois le symbole de nos faiblesses et celui de notre génie. Pourtant, la capacité bien humaine à inventer des technologies et créer des machines qui le dépassent – voire précipitent sa perte – pose problème. Nous avons beau tous avoir vu les vidéos, parfois hilarantes, de l’entreprise Boston Dynamics – société de pointe dans le domaine de la conception de robots adaptés à toutes les situations –, on ne peut nier une inquiétude du public en ce qui concerne ces machines, et on en vient à se demander si les efforts de communication de la société américaine en question ne sont pas destinés à pacifier les rapports qu’entretiennent robot et humain depuis toujours. De façon plus positive, le robot peut être envisagé comme le symbole des défis futurs avec lesquels le genre humain va devoir négocier pour préserver ce qui fait son humanité : empathie, émotion, créativité. Un fond dans lequel puisent les artistes contemporains, la machine fait partie intégrante du processus de création, en musique, au théâtre, en danse, au cinéma bien sûr, et même dans les arts en général.

Inferno - Photo © ELEKTRA - Gridspace

Créations robotiques

Nous posions la question dans un précédent numéro de la revue AS (216 - Art Machine : Spectacle vivant et industrie) : “L’utilisation de robots est-elle la marque d’une mainmise technicienne sur la représentation au profit d’un metteur en scène, ou s’agit-il au contraire d’un dialogue expérimental et fécond entre l’homme et la machine”. La trace de l’utilisation – ou de l’évocation – du robot ou de la machine dans l’art ne date pas d’hier. La première créature autonome fabriquée par l’être humain étant le Golem. Issue d’une tradition de magie judaïque médiévale, le Golem est une “machine de glaise”, dont la légende la plus récente est celle du rabbin Loew qui, donnant vie à cette créature vengeresse à Prague au XVIIIe, “oublia” de la déconnecter et fut la première victime de sa création prise de folie. Objet de mythe, objet littéraire et esthétique (il alimente l’œuvre de Borges, d’Elie Wiesel, mais aussi celle de Niki de Saint Phalle ou d’Anselm Kiefer), le Golem symbolise la création qui échappe à son créateur. Le mal créé par l’homme qui finit par anéantir son géniteur. L’histoire fait désormais partie du patrimoine de l’imaginaire mondial et sert de support à de nombreuses créations. À ce titre, Homunculus d’Otto Rippert (1916) ou Metropolis (Fritz Lang, 1927) peuvent être par exemple envisagées comme des versions modernisées du mythe originel de Prague. Tout comme Ex Machina d’Alex Garland (2015) qui pourrait être vue comme une version féministe-androïde du conte Barbe Bleue des Frères Grimm, ou de L’Eve Future de Villiers de L’Isle-Adam (sujet d’une belle exposition, Hadaly et Sowana, cyborgs et sorcières, curation Cécile Babiole, à l’Espace multimédia Gantner de Belfort)(3). On le voit, du futurisme italien et son pendant russe, glorifiant l’arrivée de la machine dans l’art dès 1900, en passant par les folles innovations techniques des années 50’ ou celles des années 60’, glorifiant par exemple les œuvres de Nam June Paik (Robot K-456, 1964), le robot est une omniprésence paradoxalement souvent critiquée et rejetée dans le monde de l’art, hier comme aujourd’hui. Pourtant, qu’il soit célébré ou honni, les enjeux, les approches aussi, diffèrent à l’heure actuelle, car de nouveaux concepts font leur apparition et inspirent les artistes.

Co(AI)xistence de Justine Emard - Photo © Mike Patten

La vallée de l’étrange

Avec Co(AI)xistence, une installation vidéo de douze minutes, la Française Justine Emard explore justement ce rapport à l’autre et les relations tissées avec le robot comme représentation de l’humain. De nombreuses personnes émettent des craintes et éprouvent un sentiment de gêne, voire de répulsion à l’égard des robots anthropomorphiques. Ce sentiment est défini par une expression désormais en vogue chez les passionnés de robotique : la vallée de l’étrange ou “vallée dérangeante” (de l’anglais uncanny valley). Ce terme vient d’une théorie du roboticien japonais Masahiro Mori qui conceptualise dans les années 70’ les relations entre humain et robot anthropomorphes. Récemment repris par l’ingénieur Ishiguro Hiroshi, également directeur de l’Intelligent Robotics Laboratory, ce concept à la mode a le mérite de poser les bases d’une réflexion approfondie sur la cohabitation entre l’humain et la machine. Comment gérer cette altérité parfois radicale ? Quels beaux rêves de science-fiction (encore une fois, Ex Machina n’est pas loin) vont générer ces tentatives de pacification entre vivant et artificiel, par les artistes ? Qu’en est-il de l’empathie face aux outils manufacturés aussi “humains” soient-ils ? Quelles interactions allons-nous développer avec eux ? Des questions complexes, mais passionnantes, qui hantent l’œuvre mise en scène par Justine Emard dans sa vidéo justement réalisée en collaboration avec le Laboratoire Ishiguro de l’Université d’Osaka et l’Ikegami Lab de l’Université de Tokyo (avec l’acteur Mirai Moriyama & le robot Alter). Une œuvre doublement intéressante, car elle s’impose aujourd’hui comme l’expression des fondamentaux d’un développement futur de l’art, dans une cohabitation art/science, mais aussi humain/machine.

Robotique Concept - Photo © Clément Marie Mathieu

Nature, humain, machine

Et pourtant, qu’est-ce qu’une machine si ce n’est le produit de la créativité humaine ? Un artefact technologique qui pourrait devenir le médiateur d’une nouvelle façon d’envisager la relation à l’artificiel en explorant sa plasticité, ses connexions avec les formes biologiques, son esthétique, et toutes les réflexions poétiques ou philosophiques qui l’accompagnent. Pour des artistes comme Justine Emard, mais aussi Fabien Zocco ou Rocio Berenguer, la relation homme/machine peut être le lieu d’expériences sensibles qui renouvellent notre expérience du monde. Avec The Spider and I, une installation performative (en création), le Français Fabien Zocco propose une réflexion sur l’effacement des frontières existantes entre biologique et artificiel. En présentant un hexapode (sorte de crabe robotique) relié et animé par les données physiologiques de l’artiste (rythme cardiaque, sudation, …) grâce à un capteur de biofeedback, Zocco interroge à la fois notre rapport intime à la machine, mais se moque aussi gentiment des tendances comme le quantified self (ou mesure de soi), apparues avec l’arrivée d’objets connectés au corps (dans le domaine du sport ou du développement personnel). De son côté, l’artiste pluridisciplinaire Rocio Berenguer s’engage avec Coexistence, une forme plurimédia (spectacle ou performance ou installation), dans un projet arts/sciences dont le titre dit beaucoup sur l’élaboration de relations inter espèces imaginées comme un G5 (parodie de G8) où se côtoieraient les cinq règnes du vivant selon Berenguer : végétal, minéral, animal, humain, … et machine (IA, robots), pour débattre du futur de la vie terrestre. Par la souplesse de ses différentes propositions artistiques permettant une diffusion élargie (théâtre pour la forme spectacle, festival pour la performance ou galerie/festival pour l’installation), Coexistence imagine avec humour et poésie la mise en place d’un forum politique informel ayant pour objectif la mise en place de la première législation inter espèces. Avec ses robots ridicules et émouvants, et les relations qu’ils tissent avec les autres éléments présents, Coexistence engage une réflexion humoristique sur les liens qui se tissent aujourd’hui entre vivant et artificiel.

 

Robot Danse

Ces relations sont parfois conflictuelles du point de vue des artistes. Avec Inferno, par exemple, les artistes Bill Vorn et Louis-Philippe Demers (Montréal) imposent une collaboration forcée entre le corps du spectateur/danseur et un inquiétant exosquelette robotique mis au point par ces deux géniaux inventeurs. Ici, le public est invité à endosser une mécanique qui l’enserre de la tête à la taille, contrôlant ses bras et réglant ses mouvements pendant 45 min sur les rythmes électroniques furieux de Demers et Vorn. Ainsi pris au piège, il devient objet du spectacle, observé par ses pairs moins braves, restés à la lisière de l’arène. Habitué des créations robotiques artistiques un peu folles, le duo se frotte ici à la menace de l’aliénation/domination de l’homme par la machine avec un humour noir et un courage qui vaut aussi bien pour les artistes et leur inhabituelle proposition, que pour le spectateur/danseur transformé en marionnette mi-homme mi-robot, chair et métal confondus. Dans un genre plus classique, en mode spectacle et non plus participatif (quoiqu’extrêmement original), citons également Sans Objet d’Aurélien Bory (Compagnie 111) qui donna plus tard l’installation du même nom. Ici, un monstrueux bras robot défie la pesanteur avec une grâce animale en offrant un spectacle de danse aérienne où le duo homme-machine se joue des idées préconçues et des genres en offrant l’occasion d’une rencontre et d’un dialogue : “Nous vivons une nouvelle ère”, expliquent les membres de la Compagnie 111, “où la relation entre l’être humain et la technologie se transforme. Là où il existait une frontière claire, connue de tous, entre l’inerte et le vivant, on voit apparaître une zone de flou, dominée par deux questions : le vivant va-t-il étendre son territoire dans la machine, ou est-ce la technologie elle-même qui gagnera le terrain du vivant ? Le dialogue entre l’homme et la machine est de plus en plus profond, complexe”. Avec Sans Objet, l’art se pose en observateur concerné de son époque et de son rapport aux machines.

Art en pièces détachées

Pour rendre possible ces performances artistiques, installations, pièces de théâtre, performances, aux frontières de la science et de l’ingénierie, il faut parfois détourner toute cette “belle” mécanique de son usage premier ! C’est la mission de Robotique Concept(4), une société de recyclage de robots d'occasion ou neufs à destination des petites ou moyennes entreprises située en Rhône-Alpes à Saint-Georges-de-Reneins. Là, Patrice Bouteille achète, vend et loue ses machines à des entreprises en développement, mais aussi aux compagnies de spectacle vivant. Il a par exemple collaboré à l’élaboration de l’Artefact de Joris Mathieu (TNG, Lyon) dont nous parlions dans l’AS 216. Avec Clément-Marie Mathieu, musicien de formation diplômé de l’ENSATT, auteur d’un mémoire sur les interfaces homme-machine en musique, également régisseur son et fondateur du LIE (Laboratoire de l’inquiétante étrangeté également en Région Rhône-Alpes), il participe à l’intégration d’anciens robots issus de l’industrie au sein de pièces de théâtre et de spectacles divers. L’empathie, l’attachement ou la répulsion éprouvés par l’être humain face à ses créations robotiques est une des bases de leur passion pour ce métier, tout comme ces sentiments sont sources de fascination pour les artistes. De par leur expérience professionnelles, les deux collaborateurs sont conscients du sentiment étrange qui peut lier l’homme et la machine et n’hésitent pas à l’exploiter dans leurs relations aux artistes et aux œuvres.

 

Distance critique

L’intégration de ces robots dans le spectacle est également un gage d’évolution des écritures. Le fait que des machines soient implicitement inscrites dans une pratique artistique – au même titre que les humains dont c’est le métier (metteurs en scène, régisseurs techniques, …) – est le signe d’une révolution culturelle, autant que technique ou esthétique. Pour cela, la mise en place d’une médiation, mais aussi une distance critique, peut être nécessaire et l’humour est souvent indispensable. Avec Robots, “une conférence automatisée sur les robots et les intelligences artificielles” (une proposition du collectif Les Particules), Raphaël Gouisset, Aurélien Serre et Marion Lechevallier portent un regard non dénué d’ironie sur la “robolution” censément à l’œuvre dans nos sociétés. Ironie et humour mordant, mais aussi quelques belles références piochées autant dans la pop culture et la science-fiction (Terminator, Wall-E, Isaac Asimov, …) que dans des documents scientifiques exhumés en direct du Net. Accompagnés de leur TurtleBot (croisement hilarant d’un PC Portable et d’un aspirateur autonome), l’équipe fait rire sur des questions sérieuses. Humour toujours, en mode installation performative cette fois, avec Machine 2 Fish V2, du Collectif Dardex, détournement d’un fauteuil motorisé pour paraplégique piloté par un poisson rouge ! Une pièce éminemment burlesque, où la robotique et son corolaire, l’intelligence artificielle, sont ramenés au rang de vaste blague(5), tout en faisant référence à l’univers du cyborg et à l’imaginaire de la science-fiction véhiculé par la culture de masse.

On le voit, malgré l’actualité du sujet, l’arrivée des robots dans notre quotidien n’est en aucun cas le fruit d’une emprise technicienne mais reste, grâce aux artistes et aux chercheurs qui les accompagnent, le prétexte fructueux d’une intense réflexion menée sur tous les fronts de la création. À suivre !


(1) https://www.biennalenemo.fr/
(2) http://www.festival-gamerz.com/gamerz15/
(3) http://www.espacemultimediagantner.cg90.net/exposition/hadaly-et-sowana-cyborgs-et-sorcieres/
(4) http://www.robotiqueconcept.com/ société basée à Saint-Georges-de-Reneins dans le Beaujolais
(5) http://dardex.free.fr/index.php/machine-2-fish-v2/

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°228
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.