Sous haute surveillance

Entre culture du hack, critique sociale et contestation politique, comment les artistes détournent voire dupent la surveillance de masse ?

Reconnaissance faciale, caméras omniprésentes dans l’espace public, collecte des données personnelles, traçage et même traquage en ligne ou via l’appli d’un smartphone... Alors que sonne le glas de l’anonymat, les artistes s’insurgent contre la multiplication de ces atteintes aux libertés individuelles en s’emparant des outils de la surveillance pour les démystifier, les détourner et les critiquer. Pourtant, l’art de la surveillance – l’artveillance de certains universitaires – ne se cantonne pas au numérique et plonge ses racines technocritiques dans les contestations de la première révolution industrielle. Sauf que l’ampleur et la systématisation de la surveillance de masse sont sans précédent et obéissent non plus à des choix technologiques ou sociaux, mais bien politiques.

Par Carine Claude 

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux


En ce sens, la période qui suivra le 11 septembre marque un tournant dans la reconnaissance de l’art de la surveillance, comme en témoigne la multiplication des expositions autour de ce sujet. Alors que la Tate accueillait Exposed: Voyeurism, Surveillance and the Camera dès 2010, Rhizome et le New Museum de New York organisaient en 2015 un événement art & tech réunissant l’activiste Jacob Applebaum et l’artiste chinois Ai Weiwei venus évoquer leur vision de l’art de la dissidence sous haute surveillance. En effet, l’artiste chinois avait installé des webcams chez lui – les “weiweicams” – diffusant son quotidien 24h/24 sur un site dédié. Une autosurveillance militante qui ne fut pas du goût des autorités du gouvernement central.

La fin d’un âge d’or ?

Les révélations d’Edward Snowden ne sont certainement pas étrangères à cet engouement. Une exposition fera date. En 2016, le Whitney Museum of American Art accueillait l’artiste, journaliste et réalisatrice Laura Poitras, lauréate du prix Pulitzer et oscarisée en 2015 pour son film documentaire Citizenfour retraçant le parcours et la traque du lanceur d’alerte. À la frontière de l’installation immersive et de la performance, l’événement du Whitney intitulé Astro Noise se référait au nom du fichier crypté confié en catimini par Edward Snowden à la journaliste en 2013. Une liste accablante de preuves témoigne de la surveillance de masse opérée par la NSA (National security agency). Programme de surveillance par drones, guerre de renseignements, sévices à Guantánamo, … Astro Noise balayait toutes les terreurs de l’Amérique post 11/09, passées au crible acerbe de la journaliste comme autant d’appels à la prise de conscience des visiteurs.

Face to Facebook de Paolo Cirio - Photo © Paolo Cirio/Courtesy

Il serait faux d’affirmer que l’âge d’or de l’art de la surveillance appartient au passé”, explique Léah Snider, chercheuse canadienne spécialiste de ces questions. “Les modèles de surveillance et de saisie n’ont cessé de se perfectionner depuis 2014 et les artistes continuent à se pencher sur la question de la relation entre les nouvelles technologies et la vie privée ; et elle se pose incontestablement dans la société actuelle. Mais j’observe depuis cette période une plus grande acceptabilité sociale du contrôle numérique de nos espaces de vie quotidienne. En réponse, plusieurs artistes nous informent ainsi des différents types d’interactions qu’entretient l’homme avec les algorithmes au quotidien et l’usage répandu de technologies intrusives dans nos habitudes de consommation ; en d’autres mots, il s’agit d’un regard sur la surveillance commerciale, plus qu’étatique.”

La vidéosurveillance et ses récents avatars, les drones, ont largement inspiré les artistes, notamment Trevor Paglen connu pour avoir dévoilé les bases du complexe militaro-industriel américain. Plus insidieuse, la collecte – voire le pillage des données personnelles – et la toute puissance des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) constituent un vaste terrain de jeu pour les artistes de la donnée.

La naissance esthétique et conceptuelle de l’art de la surveillance relève de plusieurs médiums, dont la photographie. À l’époque où j’étudiais l’art de la surveillance et les œuvres de David Rokeby (pionnier de l’art interactif), c’est la vidéosurveillance qui demeurait le médium de prédilection de cet art puisqu’elle permet, par son temps instantané, de renvoyer au regard continu et d’explorer l’instant”, ajoute Léah Snider. “Les technologies se sont affinées mais les œuvres d’artistes actuels révèlent ce même jeu de pouvoir qui s’exerce entre le regardant et le regardé. Le regardant se présentant ici – en référence aux algorithmes – comme ‘non-humain’.”

L'œuvre de l’artiste italien Paolo Cirio en est un bon exemple. Chantre du détournement critique des nouvelles technologies, il se distingue par son profil polymorphe d’artiste conceptuel, de hacker et d’activiste. En s’attaquant aux systèmes de l’information et à la pseudo transparence des espaces sociaux dominés par le Net – vie privée, démocratie, finances – il soulève les problèmes éthiques posés par la domination des GAFAM dans l’utilisation de nos données personnelles. À son palmarès, de nombreux prix décernés par le prestigieux festival d’arts numériques Ars Electronica et une belle collection de poursuites en justice. Pour la création de Face to Facebook (2011), l’artiste a ainsi aspiré plus d’un million de profils sur le réseau social. Filtrés par un logiciel de reconnaissance faciale, il en a extrait quelque 250 000 pour créer un faux site de rencontres basé sur l’analyse des expressions de visage. Cela lui aura valu l’ire de la firme et une couverture médiatique en proportion.

L’année suivante, il récidive avec la série Street Ghost (2012). En taille réelle, il colle dans les rues les images des personnes photographiées à leur insu par les caméras de Google Street View à l’endroit exact où les prises de vues ont été faites, histoire de perturber la frontière entre fantômes numériques et reproductions bien réelles stockées dans les archives de Google. Plus récemment, cet hyperactif – il enseigne également au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, et cultive son projet Next Generation(s) en résidence à La Condition Publique de Roubaix – a développé le projet Sociality (2018), une mise en ligne de 20 000 brevets d’algorithmes, modules publicitaires et autres interfaces déposés par les médias sociaux, qu’il a classé selon leur potentiel de nuisance (tel algorithme favoriserait la discrimination, tel autre la surveillance ou la censure). Le tout compilé dans un manuel intitulé The Coloring Book of Technology for Social Manipulation. L’auteur, qui ne manque pas d’humour, l’a publié… sur Google Books.

Sur scène

Discontrol Party 2, Samuel Bianchini, 2011. La Gaîté Lyrique, Paris - Photo © Samuel Bianchini, ADAGP
Discontrol Party, Samuel Bianchini, 2009. Espace Pasolini, Théâtre international de Valenciennes - Photo © Alexis Komenda

L’art de la surveillance n’est pas que l’apanage des artistes plasticiens numériques et se prête volontiers à l’art de la performance. Particulièrement saisissante, la performance dystopique Drone-2000, initiée en 2014 par Nicolas Maigret, est conçue comme une série de productions critiques faisant écho à l’engouement pour l’utilisation des drones, pourtant invasifs et anxiogènes, qui pullulent dans l’espace militaire comme civil. Survolant le public, les drones de cette performance ont été conçus comme des systèmes autonomes contrôlés par des algorithmes instables dont la présence dysfonctionnelle s’impose comme une menace latente au-dessus de nos têtes. “Ici, la croyance dans l’autonomie de la machine n’est pas qu’un concept discursif mais une véritable expérience partagée avec le public, déclenchant des réactions viscérales et psychologiques face à un danger à la fois symbolique et réel”, déclare l’artiste, également enseignant à la Parsons Paris et co-fondateur de Disnovation.net, un espace critique de la propagande de l’innovation.

Avec Discontrol Party #3, Samuel Bianchini, artiste et enseignant-chercheur à l'Ensad (École nationale supérieure des arts décoratifs) de Paris, a imaginé “un dispositif qui fait se rencontrer deux mondes : celui des technologies de surveillance les plus évoluées et celui de la fête”. Présentée en 2018 à l’occasion de Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être, un événement sous l’égide de la Chaire arts et sciences de l'École polytechnique, de l’Ensad, de la fondation Daniel et Nina Carasso et du Festival de danse Faits d’hiver, cette performance permet de transformer une salle de spectacle en discothèque où un public de joyeux fêtards est mis sous contrôle le temps d’une soirée. Avec sa piste de danse, son électro entêtante et son ambiance surchauffée, rien ne la distingue a priori d’une classique clubbing party. Sauf que tout un arsenal d’outils de contrôle traque en permanence les clubbers dans leurs moindres faits et gestes. Vision par ordinateur, RFID-UWB (technologie ultra-large bande), caméra infrarouge, reconnaissance faciale, identification, IoT (Internet des objets), traçabilité, géolocalisation indoor, interaction via smartphones, ... le tout projeté massivement dans l’espace scénique. Impossible dès lors pour les spectateurs d’échapper aux cartographies de leurs déplacements, aux images des caméras de surveillance ou à un zoom sur leur comportement.

Drone-2000 - Photo © Nicolas Maigret

En donnant à voir les données d’une surveillance omniprésente qui se terre dans l’invisible au quotidien, la performance incite les participants à reprendre le contrôle, à déjouer la traque et à faire vaciller le système. Pour Samuel Bianchini, si la surveillance des espaces publics s’intéresse principalement aux mouvements de foule organisés (flux de personnes, file d’attente, quai d’embarquement, …), les comportements festifs apparaissent, pour leur part, peu compatibles avec le repérage, le suivi et la recherche d’individualisation. “En provoquant leur confrontation et le possible débordement d’un monde par l’autre, ce dispositif prospectif pourrait bien renouer avec quelques traits primitifs d'un de nos plus vieux rituels : la fête”, décrit-il.

Pour une plongée dystopique jusqu’à la suffocation dans un futur fait de surveillance généralisée et de contrôle des masses, la Compagnie Le Clair Obscur s’est attelée à l’adaptation théâtrale du dernier roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, en misant sur l’immersion sonore du spectateur. Équipés de casques audio, les spectateurs sont transportés par les effets binauraux et la spatialisation sonore d’une mise en scène épurée conduite par Frédéric Deslias, fondateur de cette compagnie rassemblant artistes et développeurs au croisement des arts vivants et des arts numériques. À la fois compositeur, artiste multimédia et metteur en scène, Frédéric Deslias s’était lancé dans un premier jet en 2018 avec une création radiophonique autour de ce roman, avant de signer son adaptation scénique créée en janvier 2020 à la Scène nationale 61 d’Alençon, puis au Théâtre Paris-Villette dans le cadre de la Biennale Némo.

Biosurveillance & bioanonymat

Parallèlement aux enjeux de la surveillance généralisée se pose la question de l’addiction aux technologies numériques et de la manière dont nos usages quotidiens alimentent, souvent à notre insu, la collecte de nos informations personnelles. C’est cette relation quasi fusionnelle aux objets connectés qu’explore l’artiste activiste russe Dasha Ilina, dont le travail décapant traite aussi bien de cyberféminisme que de cybersurveillance. Considérant que nous sommes de véritables passoires à données, elle excelle dans le registre de l’absurde et du DIY (Do it yourself). Ainsi, son Center for Technological Pain propose des solutions low tech au second degré pour résoudre des problèmes de santé, fictifs ou bien réels, liés à l’utilisation intensive des ordinateurs ou des smartphones. Pendant le confinement, elle a d’ailleurs créé un jeu en ligne avec l’écrivaine américaine Sofia Haines où chacun peut choisir les options de sa quarantaine, chaque choix entraînant son lot de conséquences plus ou moins désastreuses. “De nombreux problèmes sociaux et technologiques se sont révélés avec cette crise du Coronavirus”, explique-t-elle. “Une chose évidente qui ressort de cette pandémie est notre dépendance aux produits manufacturés. C'est l’une des histoires que nous avons développée pour ce jeu et que nous avons simplement appelée Choose your own quarantine. Et bien entendu, le contact tracing, même si nous avons développé le jeu avant la sortie de toutes les applis gouvernementales de suivi type StopCovid !

Mais on ne sème pas ses données que sur le Web. La collecte des informations biométriques se généralise, du passeport à la carte de crédit, du contrôle aux frontières à l’accès aux services publics. Depuis plusieurs années, cette forme de biosurveillance, éminemment personnelle et intime, rentre dans le collimateur de Heather Dewey-Hagborg. En collectant de l’ADN sur des mégots, du chewing-gum ou des cheveux dans les rues de Brooklyn, l’artiste-chercheuse américaine s’est fait connaître avec sa série Stranger Visions (2012-2014), de saisissants portraits imprimés en 3D par des algorithmes d’analyse spéculant sur le genre ou l’ethnie de leurs propriétaires. Pour se fondre dans le bioanonymat le plus total, elle a même imaginé, non sans humour, un kit DIY pour extraire, effacer et remplacer l’ADN répandu un peu partout sur nos affaires. Comme un pied de nez à la néo-surveillance génétique…

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°232
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.