Voyage, mobilité et exil : les artistes de Scopitone sont tourné·es vers l'ailleurs

En quête de liberté, de racines ou de nouveauté, de nombreux·ses artistes de l'édition 2023 de Scopitone ont placé le voyage au cœur de leur projet artistique. Sans jamais oublier d'où iels viennent, et quitte à développer une double identité, musicien·nes et plasticien·nes puisent dans cet ailleurs la matière pour imaginer le monde de demain.

Article rédigé par Antoine Gailhanou.


« Ma musique est un souvenir des endroits visités, des gens rencontrés et des choses que j’y ai faites. » Comme la productrice péruvienne Sofia Kourtesis, nombreux·ses sont les artistes de la prochaine édition de Scopitone pour qui le voyage, sous des formes et raisons toujours différentes, est au fondement de la pratique artistique. On pense bien sûr à l'infatigable globe-trotter Molécule, qui a puisé son inspiration au Pôle Nord, au Portugal ou, plus récemment, en Jamaïque. Mais bien d'autres s'y ajoutent, du projet de danse et musique reggaeton Perreo Supremo, notamment fondé par la danseuse chilienne Carla Naté, à la rencontre entre la Kényano-ougandaise MC Yallah et le Français Debmaster. Sans oublier les artistes visuel·les présent·es dans l'exposition du festival, explorateur·ices, et voyageur.ses, aux installations immersives qui sont déjà des voyages en soi.

Sofia Kourtesis, Molécule, MC Yallah

Quant à Sofia Kourtesis, arrivée en Allemagne à l'âge de 17 ans, elle peut affirmer que « Berlin est ma maison maintenant. Ça a été difficile au début, j'étais très jeune. Mais maintenant j'y suis chez moi. » Avant de poursuivre : « Mais être dans la maison familiale, chez soi, c'est un sentiment unique qui ne peut être reproduit même dans les lieux les plus merveilleux. J'ai deux maisons : celle un peu folle et passionnée d'Amérique du Sud, où je prends le temps d'être moi-même, et celle en Allemagne où je travaille à faire la meilleure musique possible. »

Par leur effervescence, les capitales attirent : à Berlin, on retrouve également l'Américaine Swan Meat, tandis que Londres a accueilli l'Irlando-malaisienne Yunè Pinku ou la Française Vanille. Quant à la New-yorkaise Louisahhh, c'est à Paris qu'elle mène sa carrière depuis 2013. Mais ces grands changements ne se font pas toujours pour des raisons artistiques. Dans le cas d'Aili Maruyama, qui donne son nom au duo AILI, c'est à l'âge de sept ans qu'elle quitte le Japon pour rejoindre Gand, la ville de sa mère. « Je me souviens être allée voir ma grand-mère, dans un tout petit village. Et le choc depuis Tokyo et son cadre urbain a été rude ! Au final, je me suis vite habituée, notamment parce que ma famille vient de là aussi, j’y étais déjà venue en vacances. Mais ça faisait peur quand même. »

Car comme ses propres parents - ou d'autres artistes de la programmation tel le plasticien Sébastien Robert et sa fascination des aurores boréales - Aili a le goût du voyage. Elle a ainsi fini ses études de sciences politiques aux Etats-Unis, où son envie de se consacrer à la musique s'est développée. De retour en Belgique, elle s'associe à Orson Wouters pour lancer son projet. Et comme poussée par un besoin de reconnexion, elle y chante en japonais. « On composait des instrumentaux, et à un moment, il a fallu chanter » raconte-t-elle. « Je trouvais que l’anglais ne convenait pas au rythme, donc j’ai essayé de le japonais. C’était très spontané. » Une manière de combler la distance avec sa famille restée au Japon, et la culture de ce pays. « Cela ajoute aux références à l'enfance dans notre musique, à la fois joueuse et mélancolique. » Et cette ambivalence entre distance et proximité a pris un nouveau tournant avec une tournée au Japon : « C’était incroyable ! J'étais un peu nerveuse, parce que c’était la première fois que le public allait vraiment comprendre ce que je chante. Mais les retours étaient supers, le public était curieux de la façon dont je jouais avec cette langue, que je ne parle plus vraiment depuis l'âge de sept ans, je rappelle. »

© Sébastien Robert, The Lights Which Can Be Heard

Chez Sofia Kourtesis aussi, la musique permet de combler l'absence - et la distance. « Je dis toujours que mon cœur est sud-américain, mais mon cerveau est allemand. Ma musique parle toujours de ma famille. C’est un aspect essentiel des cultures latines, la famille compte plus que tout. » Et il n'est pas toujours nécessaire d'y avoir vécu pour vouloir faire cette reconnexion. Née à Paris, Sabrina Bellaouel ne cesse d'explorer ses racines berbères dans sa musique, jouant à fond la carte de l'identité multiple en navigant du r'n'b à l'electro ou à la pop.

Cela va même encore plus loin pour Magalie Mobetie, qui participera à l'exposition du festival avec son installation Anba Tè, Adan Kò. Née à Mulhouse de parents guadeloupéens, elle arrive adolescente sur l'île caribéenne. « C'est là que j'ai réalisé le paradoxe d'être française d'origine d'outre-mer. En Guadeloupe, on me dit que je viens de France, sous-entendu l'Hexagone. Puis à mon retour en métropole pour mes études, on m'a de suite associée à la Guadeloupe. Même si c'est techniquement le même territoire, on me renvoie toujours à un ailleurs. » Pour son oeuvre, elle décide d'explorer ce thème en se penchant sur la mémoire de l'esclavage, « un sujet extrêmement tabou pour les générations avant la mienne ».

Pour ce faire, elle s'est rendue plusieurs fois sur l'île, pour échanger avec des membres de sa famille. Son œuvre consiste en un arbre entouré de bancs, reconstitution exacte de ceux de sa famille (le « tiban », autrefois seul meuble autorisé aux esclaves, reste hautement symbolique en Guadeloupe). Une tablette révèle en réalité augmentée comme un spectre de chaque personne, qui livre en audio sa mémoire sur ce sujet grave. « Faire le tour d'un arbre renvoie à l'arbre de l'oubli, qui existait au Bénin lors de la traite négrière, autour duquel les nouveaux esclaves tournaient pour oublier leurs racines » poursuit l'artiste. « Faire tourner ainsi le public, c'est une manière de boucler la boucle, de passer d'un arbre pour oublier, déraciner, à un arbre pour se souvenir, se reconnecter. »

Une manière de souligner cette ambivalence du voyage : s'il peut être une ouverture au monde, il a aussi sa part de souffrance. Ainsi, la DJ palestinienne Sama' Abdulhadi a-t-elle dû quitter son pays pour pouvoir se former aux techniques du son et du mix. Elle réside désormais en Seine-Saint-Denis, sans rien perdre de son envie de transmettre à ses compatriotes. De même l'installation Cargo d'Anne de Giafferi et Christian Delécluse nous pousse à entendre le récit fictif et immersif de 14 personnes en migration dans la Méditerranée. Pour Sofia Kourtesis, si le voyage s'est avéré heureux, cela n'empêche : « en partant, j'ai laissé celleux que j’aime le plus, la culture, les belles choses, mais aussi beaucoup de mauvaises. Je ne pouvais pas être libre là-bas. On m’a surprise en train d’embrasser une fille dans les toilettes de l’école, et j’ai immédiatement été envoyée chez le psychanalyste et le prêtre pour savoir ce qui n’allait pas chez moi. Partir était définitivement le bon choix. »

Sama' Abdulhadi

Magalie Mobetie pointe elle vers un sorte d'imaginaire de l'exil en Guadeloupe, depuis l'époque du Bumidom. Créée en 1963, cette institution a surtout poussé à la mobilité des jeunes guadeloupéens pour aller travailler en métropole. Une manière de favoriser l'économie de l'Hexagone, tout en minant les projets indépendantistes. « Même si mes parents sont partis après la fin du Bumidom, cet état d'esprit était toujours là », explique-t-elle. En braquant le regard dans l'autre sens, de la métropole vers l'île, elle entend ainsi repenser cet imaginaire.

On voit alors chez elle comme bien d'autres une autre ambivalence, entre passé et futur : aller puiser dans les souvenirs du passé vient nourrir des créations futuristes et novatrices, basées sur la pointe de la technologie, et permettant de repenser l'avenir. Se déploie dès lors tout ce que le voyage charrie de nostalgie et d'espoir, de force et de fragilité. On le ressent tant dans la musique de Sofia Kourtesis que le live profond de Sabrina Bellaouel ou le projet Science-fiction Postcards de Stéphanie Roland, fausses carte-postales ne se révélant qu'à la lumière, envoyées depuis des îles vouées à disparaître dans un avenir proche suite au réchauffement climatique. Autant de jeux de décalage, qui font de ces voyages les nôtres pour un instant. Car au pôle Nord ou bien dans un pays voisin, c'est toujours elleux-mêmes que ces artistes ont fini par trouver.