Contraintes créatives éco-conscientes
Si les principes du développement durable sont inscrits dans la politique de nombreux lieux de diffusion, du côté des pratiques artistiques, c’est toute une génération formée à l’usage de nouvelles technologies a priori gourmandes en énergie et en matériaux qui se trouve confrontée aux enjeux d’importance que sont le respect de l’environnement, l’engagement vers une transition écologique active et l’incitation à opter pour une économie du recyclage et de la récupération. Comment les artistes numériques prennent-ils en compte ces notions et comment celles-ci sont intégrées dans les œuvres ? Réponses ci-dessous.
On ne le dit pas assez mais le vaste rassemblement de pratiques et disciplines des arts dits “numériques” fait partie des manifestations contemporaines dont les préoccupations sont les plus en phase avec les grandes questions qui agitent notre temps, tous thèmes confondus. Par goût de la prospective et de l’anticipation, mais aussi par leur proximité avec des technologies —soit massivement et quotidiennement utilisées, soit au contraire encore expérimentales et réservées aux laboratoires de recherches— les artistes numériques se retrouvent bien souvent au plus près de questions aussi diverses qu’éminemment contemporaines. Si beaucoup d’œuvres dans ce domaine se teintent de futurisme et se penchent sur des questions d’usage, d’éthique, de protection de la vie privée, de préservation d’identité numérique, d’autonomie ou de liberté d’expression dans un monde de plus en plus dominé par les monopoles, elles n’excluent pas la question écologique. Préservation de l’environnement, soutenabilité des ressources naturelles, transition énergétique et réduction de l’impact de l’activité humaine sur l’équilibre planétaire, tels sont les thèmes dont s'emparent aujourd’hui les artistes numériques. Il est donc relativement logique que ces préoccupations politiques et esthétiques rencontrent celles du développement durable, d’autant qu’en tant que rapport présenté en 1987(1) dans le Rapport Brundtland, le sujet comporte une dimension environnementale bien sûr, mais également une dimension économique et un volet social qui replace l’humain au centre de l’action. Un terrain créatif idéal pour les acteurs de l’écosystème des arts numériques, une opportunité unique de repenser les modèles créatifs et un formidable levier d’innovation pour des artistes qui envisagent la planète comme le laboratoire de nos expériences esthétiques.
Cahier des charges éco-responsable
Restauration, recyclage, détournements, formations et ateliers, quête de nouveaux matériaux, transition énergétique, partenariats avec des entreprises et des pays développeurs de technologies éco-responsables (Afrique, Amérique du Sud), usage de techniques inspirées des principes low tech (pour “low technology”, ou “basse technologie”, en opposition à “high tech”) sont les principes sur lesquels s’engagent de nombreux acteurs des arts numériques aujourd’hui. Pour respecter leur cahier des charges, ceux-ci doivent jouer de ces contraintes comme des leviers créatifs avec une habileté et un sens consommé du “do it yourself” (ou DIY pour “fait le toi-même”, courant artistique et philosophique né dans les années 60’ dans les pays anglo-saxons). Inspirés par le mouvement Maker contemporain, de nombreux acteurs de cet écosystème artistique pluridisciplinaire savent se faire économes dans la conception, la production et l’élaboration concrète de leur projet. Une attitude pleine de bon sens dans un domaine où les technologies utilisées s’avèrent souvent onéreuses et polluantes, et où des qualités d’autonomie, de bricoleurs ou de bidouilleurs, sont souvent demandées. Qu’il s’agisse du fond (les thèmes abordés) ou de la forme (les matériaux, les axes de production et les techniques utilisées), les exemples décrits ci-après démontrent à quel point les valeurs du développement durable imprègnent largement un domaine artistique qui doit se battre à la fois économiquement pour produire des œuvres énergiquement et technologiquement neutres, mais également proposer un discours idéologique à même d’offrir une alternative soutenable au développement de nouvelles formes d’art “durable”.
Anthropocène vs capitalocène
Conscient du poids que l’activité humaine fait peser sur la planète —ce que certains appellent l’anthropocène, pour décrire l’entrée dans une ère dominée par l’influence de l’être humain sur la biosphère— certains artistes choisissent de développer des formes d’art high tech/low tech en observant les trois grands principes du développement durable qui sont : valorisation et respect de l’environnement, soutenabilité économique à l’échelle du citoyen et de la société et développement de la croissance économique à travers des modes de production et de consommation durables. Des idées qui résonnent dans l’œuvre du plasticien Barthélemy Antoine-Lœff(2) qui présentait Inlandsis en novembre dernier au Centre culturel de Gentilly (Val-de-Marne). Une exposition où écrans recyclés (íf, Larsen), sculpture de papier (Le Tupilak de Corium, Komatiite 2), “manufacture d’icebergs artificiels” et programmation home-made mettaient en scène, à travers trois installations, cette capitalocène (autre interprétation de l’anthropocène, centrée sur les résultantes négatives de l’activité économique humaine sur la planète et son écosystème) de façon poétique et critique. Le thème de l’anthropocène est au cœur des inquiétudes et des problématiques de la scène artistique numérique. Pour preuve, de nombreux exemples présentés dans ce dossier y font largement références.
Planète Laboratoire en Avignon
Planète Laboratoire, c’est le titre d’une exposition réalisée en collaboration avec l’agence Bipolar par l’Ardenome, un tout nouveau lieu dédié à “l’art des nouveaux médias” (l’autre nom des arts numériques) officiellement ouvert au public depuis le 30 mars 2018. Inauguré par une sélection des œuvres du duo d’artistes éco-engagés HeHe (Helen Evans et Heiko Hansen), l’ancien Grenier à sel —site patrimonial bien connu des Avignonnais— est désormais un espace d’exposition, mais aussi de performances, de conférences et de rencontres, qui s’ouvrira également aux arts vivants à partir de 2019. Sous la houlette de Véronique Baton (directrice artistique du lieu) et de l’équipe d’Edis (un fond de dotation créé en 2012 à l’initiative du philanthrope Régis Roquette), Planète Laboratoire propose de découvrir une douzaine d’installations au discours environnemental et sociétal très fort maniant toute la diversité des formes plastiques contemporaines (vidéo, sculpture, photographie, design) et dépositaires des multiples questions que pose l’avancée des nouvelles technologies dans un environnement de plus en plus “génétiquement modifié” : bio-ingénierie pour Radiant Tree, pollution automobile et/ou industrielle pour Toy Emission et la série des Nuages (verts, rouges, …) ou encore disparition des forêts pluviales avec Absynth, une création inédite, dont la version monumentale fut présentée en mars à La Villette dans le cadre de la Biennale internationale des arts numériques Nemo. Des propositions qui, si elles ont beau traiter de sujets très sérieux, ne sont pas exemptes d’humour. Il faut voir les préconisations éco-responsables pastichant le design industriel des transports en commun de Metronome, ou encore le commentaire ironique sur la conquête spatiale de la sculpture One Way Ticket, pour s’en convaincre. Mêlant dramaturgie, dispositif théâtral et critique environnementale dans le champ de l’art contemporain, l’œuvre du duo HeHe offre, avec Planète Laboratoire, un point de vue individuel singulier sur des problématiques universelles.
Modes participatifs écosensibles
Avec leur structure, Art-Act(3), le duo d’artiste Gaspard et Sandra Bébié-Valérian explore des voies créatives mêlant installations, performances, mises en scène théâtrales, narration, questionnements esthétiques et scénographiques. Des préoccupations qui s’inscrivent depuis le début de leurs activités dans le champ d’une réflexion éco-consciente élargie, tant économiquement qu’idéologiquement. Une démarche qui les mènera entre autres à Viridis, La ferme à Spiruline, une œuvre hybride dont le processus de monstration relève à la fois de l’installation, des modes participatifs hérités du jeu vidéo et d’un dialogue entre le virtuel et le réel. Avec ce projet complexe, le binôme s’inspire, sur le mode ludique, des grands principes du développement durable. Présenté comme un détournement des jeux que l’on peut trouver en ligne (du type Myfarm), Viridis se situe dans un univers post-apocalyptique où les ressources sont rares. C’est donc à la maintenance d’une véritable ferme à spiruline (une micro-algue aux vertus antioxydantes et énergétiques dont l’exploitation est située dans le Sud de la France) à laquelle les participants sont invités. Connectée en ligne et en temps réel, la communauté des “fermiers” virtuels doit prendre les bonnes décisions afin de permettre son développement. L’ensemble se complète d’une véritable histoire, de personnages et de vidéos 360, visibles en ligne ou en mode muséal. Car ce jeu est également présenté sous forme d’installation et reste opérationnel à tout moment (comme durant son exposition au salon Expérimenta de 2015). En plus d’offrir un point de vue original sur l’impact de nos actions dites “virtuelles” dans le réel, Viridis est une occasion de responsabiliser les utilisateurs de technologie souvent énergivores et peu écologiques. Pensée avec une économie des moyens techniques optimaux (cartes Arduino, recyclage de matériaux), l’œuvre fait écho aux théories écosophiques qui souhaitent une meilleure harmonisation entre les activités humaines et la nature. À noter que le duo développe actuellement l’Urinotron, une centrale énergétique qui fonctionne grâce à l’urine, compatible en mode exposition !
La robotique végétale
Projetant les principes du développement durable et de l’écosophie d’un Bruno Latour ou d’un Philippe Descola dans un partenariat entre robotique et biologique, Über Beast Machine est un projet transmédia initié par Michaël Cros, artiste transdisciplinaire, plasticien et chorégraphe. Proposé sous forme de performance (Über Beast Variation), d’expositions (ÜBM - Hybridations), de conférences, d’actions artistiques (Fabrique de petites créatures électriques et végétales) ou de site Internet(4) qui se présente comme une extension de l’œuvre, Über Beast Machine est aussi un spectacle qui renouvelle l’art de la marionnette en convoquant trois danseurs/marionnettistes et des technologies high et low tech. En mettant en scène la naissance d’une créature hybride de taille humaine, croisement d’homme, de machine et de végétal, Michaël Cros et son équipe explorent nos réactions face à la figure de l’Autre, déjouent les clichés transhumanistes du corps augmenté et de la robotique d’accompagnement, dans une relation art-sciences à la fois poétique et effrayante. L’action se situe en 2097 tandis qu’une équipe de chercheurs établie sur la côte méditerranéenne étudie et entretient une créature végétale et électrique apparue en 2017, qui ne peut pas survivre sans soins humains. Über Beast Machine est donc une œuvre multiple, singulière et précieuse, qui envisage les technologies à leur minima (ici, cartes Arduino, servomoteurs recyclés, résille horticole et mousse sculptée pour créer le corps de la créature) dans une collaboration homme-nature, mais aussi homme-machine, émouvante et étrange.
La vie sonore des plantes
Fondée par le couple d’artistes Grégory Lasserre & Anaïs met den Ancxt, la compagnie Scenocosme(5) s’inscrit depuis ses origines dans le partage d’expériences avec le public. C’est la raison pour laquelle le binôme aime à développer des œuvres interactives. La relation à l’œuvre, qu’elle soit de l’ordre du spectacle ou touche au quotidien, est envisagée comme privilégiée et intime. Attentif au monde, Scenocosme s’investit dans diverses expériences impliquant le corps humain et la nature, l’homme et le végétal. Présentée en avril dernier à l’occasion de l’Escale numérique de la Ville de Bron (69), Akousmaflore est une installation végétale interactive et sonore créée en 2007 qui prend corps directement dans la nature. D’apparence anodine, celle d’un jardin interactif composé de simples plantes, Akousmaflore est une hybridation artistique entre nature et technologie qui rend audible une relation invisible entre les plantes et le public. Sensibles à l’énergie électrostatique des visiteurs, les plantes réagissent au toucher en émettant cris, chants ou vibrations acoustiques. Dans le même registre, mais en pleine nature cette fois, Scenocosme réalise également Pulsations, une œuvre sonore dans laquelle un système audio dissimulé à la cime d’un arbre émet une sourde vibration inaudible pour l’oreille humaine. Pour ressentir cette “musique” de l’arbre, il faut s’en approcher, le toucher, l’étreindre et le caresser.
Pour Echos enfin, Scenocosme met en scène un dispositif évoquant un tourne-disque, dont l’élément principal est une tranche de bois. En tournant, cette pièce est lue par une tête de lecture, à l’image d’un disque vinyl, et émet elle aussi un son. Une œuvre qui parle de notre relation à la nature, aux sons inconnus que celle-ci produit, et à notre relation au temps (les sillons d’un arbre étant sa biographie, son histoire, souvent beaucoup plus importante que la nôtre). Avec ses projets sensibles, qui tournent de par le monde, Scenocosme interroge notre rapport à la nature sur le long terme, en choisissant des moyens techniques souvent simples et économiques (petits ordinateurs, éléments électroniques peu énergivores, choix de transport restreint, …). À noter que ces trois œuvres seront présentées à la Maison de la Rivière (Communauté de communes de Montaigu-Rocheservière) du 26 avril 2018 au 31 octobre 2018 et à la Biennale Art Fareins à partir du mois de juin.
Difficile de conclure sans parler du Summerlab de PiNG (association nantaise créée en 2004 dont le mandat est de se positionner en tant qu’observateur critique du monde numérique dans lequel nous évoluons) et de son projet Récits Nature, qui se tiendra à Saint-Nazaire du 07 au 11 juillet. Trois ans déjà que PiNG se penche sur les questions de bouleversements environnementaux et sociétaux en compagnie d’artistes, de chercheurs et de citoyens. Ce rendez-vous sera l’occasion de découvrir comment ces acteurs de terrain, experts ou simples curieux, s’engagent et proposent une vision attentive et alternative des pratiques numériques à l’échelle globale de notre relation avec la nature. Un événement “engagé dans une véritable politique numérique”, selon Séverine Bailly, directrice artistique de Paradoxa(6), une structure collaborative à vocation d’accompagnement artistique qui a justement décidé de s’implanter dans la Drôme, au plus proche de ces artistes/chercheurs sensibles.
Maxence Grugier
(1) Voir : Rapport Brundtland, publication officiellement intitulée “Our Common Future”, rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU.
(2) www.ibal.tv/
(3) art-act.fr
(4) www.pro-vivance.com/
(5) www.scenocosme.com/
(6) www.paradoxa.org/
Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°219 – juin 2018
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.