Désobéissance numérique : quand la fin justifie les moyens
Au nom de leur liberté d’expression, nombre d’artistes s’affranchissent des règles et des lois qui leur sont imposées. Avec l’omniprésence des technologies numériques, cette désobéissance prend des formes inattendues. De quelles manières se matérialise-t-elle dans la création ? À travers quels thèmes ? Comment certain.e.s artistes numériques questionnent la légalité de leurs pratiques ? Pouvons-nous aujourd'hui parler de la naissance d’un “activisme numérique” qui bouscule les règles en place ?
Article rédigé par Adrien Cornelissen en partenariat avec la revue AS.
Photo d'illustration : L.A.S.E.R Tag d’Evan Roth - Photo © Evan Roth
Une longue tradition de la censure
L’histoire de l’art dénombre quantité d’artistes se heurtant à la censure (de Michel-Ange à Ai Weiwei). Parfois les artistes se voient même assigné.e.s en justice à l’instar de Gustave Flaubert avec le célèbre procès de Madame Bovary. Pour des raisons politiques, religieuses ou morales, ces manœuvres visent à maintenir une forme d’ordre social, à consolider un intérêt et à éliminer toute forme d’expression critique. Pourtant, les artistes ont montré qu’il.elle.s. pouvaient faire preuve de désobéissance, privilégiant l’intérêt intellectuel à toute forme de contrôle. Celles et ceux qui en prennent le parti revendiquent ainsi le geste artistique comme étant par essence un acte de liberté.
Le débat n’est donc pas nouveau. Pourtant, l’omniprésence des technologies numériques réactualise ce sujet et approfondit le débat entre deux notions : art et légalité... Primo, les technologies actuelles (réseaux sociaux, intelligences artificielles ou big data en tête de gondole) amènent les artistes à s'intéresser aux conséquences numériques et aux enjeux de notre époque. La surveillance de masse et la violation de la vie privée en sont des illustrations évidentes. Secondo, il est tout à fait singulier d’observer que les technologies numériques sont à la fois objets de la critique et outils de production artistique. Cette démarche, que nous pourrions qualifier de hacking (détournement), s’opère tantôt dans l’illégalité, tantôt en se jouant de flous juridiques. Cette analyse interroge donc le rapport qu'entretiennent les artistes numériques à une forme de “désobéissance numérique”, expression empruntée à Jean-Paul Fourmentraux, professeur à l’Université d’Aix-Marseille (auteur du livre antiDATA - La désobéissance numérique - Art et hacktivisme technocritique, 2020), elle-même dérivée du concept du philosophe Henry David Thoreau (La Désobéissance civile, 1849) défini comme le fait de refuser d’obéir de manière assumée et publique à une loi, à un règlement ou à un pouvoir jugé injuste, et ce, de manière pacifique. Certain.e.s artistes se qualifient donc de lanceur.se.s d'alerte, quelques-un.e.s empruntent la voie d’un activisme radical, d’autres, enfin, refusent toute étiquette. Dans tous les cas, la légalité des procédés artistiques, et in fine des œuvres, est régulièrement questionnée, rendant cette observation d’autant plus passionnante.
Détourner l'usage des technos
L’une des matérialisations de la désobéissance numérique les plus évidentes consiste au détournement des technologies. En 2021, le collectif artistique MSCHF a lancé un projet intitulé Spot’s Rampage. Des participant.e.s étaient invité.e.s à contrôler à distance un robot Boston Dynamics équipé d’un paintball. Via une diffusion en direct, les téléspectateur.rice.s pouvaient piloter le robot et tirer avec le pistolet. Une performance artistique engagée pleine de dérision qui n’a visiblement pas été du goût de la firme américaine spécialisée dans la conception de robots militaires. Elle déclarait ainsi dans un communiqué : “L’art provocateur peut aider à promouvoir un dialogue utile sur le rôle de la technologie dans notre vie quotidienne. Cet art, cependant, déforme fondamentalement Spot® et la manière dont il est utilisé pour notre vie quotidienne”. Après avoir d'abord tenté de soudoyer le Collectif en lui offrant deux robots gratuits, Boston Dynamics a publiquement condamné le projet pour avoir utilisé son robot “d'une manière qui favorise la violence, le préjudice ou l'intimidation” et a menacé de poursuites judiciaires. Finalement, Boston Dynamics a désactivé à distance le robot Spot® acheté légalement par MSCHF au motif que ses “produits doivent être utilisés conformément à la loi et ne peuvent pas être utilisés pour blesser ou intimider des personnes ou des animaux”.
Autre exemple : les artistes Paolo Cirio et Alessandro Ludovico ont présenté en 2011 l’installation Face to Facebook consistant à voler les données personnelles de centaines de milliers d’utilisateur.rice.s Facebook et les soumettre à un algorithme de reconnaissance faciale. Ces données traitées ont ensuite été intégrées à Lovely-Faces.com, un site de rencontre fictif créé par les artistes. Les 250 000 profils créés (à l’insu des propriétaires des données) sont mis en relation les uns avec les autres, en fonction de leur “taux de compatibilité”. L’installation détourne à ses fins le système de Facebook et alerte sur l’insécurité des données recueillies par le géant états-unien. Une fin qui justifie les moyens ? Aucun doute pour Paolo Cirio : “Je pense que le procédé était justifié à la lumière de ce moment historique : à l’époque, Facebook et les réseaux sociaux ont été promus sans prévenir des conséquences imprévues. Les utilisateur.rice.s ont été poussé.e.s à télécharger toutes sortes d’informations personnelles et cette œuvre d’art les a amené.e.s à réfléchir à ce qui pourrait arriver en le faisant. Des années après ce projet, les nombreux scandales sur la façon dont Facebook abusait des données ont mis en évidence les réels dangers (ndlr l’affaire Cambridge Analytica)”. L’impact médiatique de cette œuvre a été phénoménal avec des centaines de parutions dans la presse internationale et une dizaine de menaces de procès. Paolo Cirio explique : “Nous avons évité les procès mais les menaces juridiques de Facebook ont été très agressives. Il a fallu quelques réponses de notre avocat pour classer l'affaire. Notre ligne de défense consistait à dire que nous avons créé une œuvre d'art pour informer les gens sur les dangers de Facebook. Nous avons utilisé les données comme simulation et expérience sociale dans le cadre de la performance artistique. Néanmoins, nous avons également mentionné que Facebook n’était pas propriétaire des données que nous utilisions et qu’il en abusait en premier lieu”.
La révélation du secret
Par la suite, Paolo Cirio continuera de développer cette méthodologie de l’arroseur arrosé avec le projet Loophole for All (traduction : des paradis fiscaux pour tous) visant à révéler l’évasion fiscale de grandes entreprises mondiales. L’artiste pirate le registre gouvernemental des Îles Caïmans et crée le site Loophole4All.com qui promeut la vente à faible coût (99 cents) d'identités réelles de sociétés anonymes dans un effort ironique de démocratisation des entreprises offshore. Outrepassant le principe du secret financier, cette œuvre (2013) préfigure des violations de données financières comme Panama et Paradise Papers qui, quelques années après, ont restructuré la politique mondiale. Grâce à cette œuvre, l'artiste se verra décerner un Golden Nica, prestigieuse récompense artistique, à Ars Electronica.
Faisant également œuvre de désobéissance numérique, Trevor Paglen, artiste et géographe, dévoile quant à lui les coulisses du pouvoir de l’État avec la mise en œuvre d’une cartographie des réseaux et sites militaires aux États-Unis pourtant classée secret défense. Ses images sondent les technologies de surveillance. De nombreux kilomètres de terres fédérales sécurisées entourent fréquemment les installations militaires interdites qu'il s'efforce de photographier. Pour les zoomer, l’artiste a développé une technique basée sur l'astrophotographie. "Finalement, il est beaucoup plus difficile de prendre une photo de quelque chose au sol que de quelque chose à des milliards de kilomètres", avoue l’artiste sur son site Internet. Trevor Paglen modifie donc la monture d'objectif de son reflex numérique et ajoute un télescope de grande puissance destiné à l’observation du ciel. Utilisées dans le cadre du projet de Trevor Paglen, ces lentilles agrandissent et déforment jusqu'à 65 miles d'air et de poussière qui flottent entre l'appareil photo et le sujet. Les clichés qui en résultent sont des abstractions floues qui exposent la vérité sur ces installations militaires, tout en laissant place à l'imagination.
Flirter avec les limites de la légalité
Au nom de leurs convictions, d’autres artistes n’hésitent pas non plus à flirter avec les limites de la légalité. Le duo HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) s’est notamment fait connaître pour sa performance artistique Nuage vert, Ivry faisant l’objet d’une censure de la part des collectivités publiques (la même performance n’avait pourtant pas connu de déboires à Helsinki). Grâce à un rayon laser, les artistes projettent une lumière verte sur le contour du nuage issu d’une cheminée de traitement de déchets. Ce nuage rend visible des déchets brûlés, faute d’avoir été recyclés, réemployés. Nuage vert démontre le dysfonctionnement d’une société urbaine et polluante. Cette performance environnementale éphémère invite les riverain.e.s et le public à réfléchir à la gestion des déchets et aux modes de vie et de consommation qui l’alimentent. La performance aura pourtant bien lieu le 27 novembre 2010. La projection prenant place depuis le toit d’un bâtiment privé, les autorités n’ont rien pu empêcher. D’autant que la législation autour de la projection mapping est aujourd’hui bien floue. Evan Roth, l’une des têtes pensantes du Graffiti Research Lab fondé dans les années 2000, et pourtant spécialiste du mapping, reconnaît lui-même l’existence d’un vide juridique : “Honnêtement, je ne sais pas vraiment ce qui est légal ou non. Nous n’avons jamais vécu de vraies poursuites judiciaires car il y a une sorte de flou juridique. Nous avons parfois eu des accrochages avec la police mais dans de nombreux cas, elle ne nous a même pas fait partir”. Dans la performance L.A.S.E.R Tag, l’artiste projette ainsi des tags numériques sur des bâtiments. Des messages pourtant subversifs comme “Fuck the police” ou “Don’t trust Bush” (2007, Rotterdam) mais jamais en contradiction avec le cadre légal du droit de l’urbanisme dans lequel s’inscrit le street art (prohibant notamment toute dégradation).
Les effet de la désobéissance
Au-delà de l’intérêt purement artistique, il est intéressant de voir quels effets sont produits par la désobéissance numérique. Revenons à Paolo Cirio précédemment cité. Dans sa série de photos Capture, l’artiste collecte mille images publiques de policiers lors de manifestations en France et les traite avec un logiciel de reconnaissance faciale. L’artiste a ensuite créé une plate-forme en ligne avec une base de données des 4 000 visages de policiers résultants pour obtenir leurs identités. Il imprime les portraits des officiers sous forme d’affiches et les colle dans les rues de Paris. Capture s’inscrit ainsi dans le débat des abus de la reconnaissance faciale et de l'IA en remettant en question l'asymétrie du pouvoir en jeu. L’absence de réglementation sur la confidentialité de cette technologie s’est finalement retournée contre les mêmes autorités qui préconisaient son utilisation. Cette provocation a déclenché les réactions du ministre de l'Intérieur français et des syndicats de police qui ont imposé la censure de l'œuvre, pourtant saluée par les citoyens français et la presse internationale. Paolo Cirio a lancé une campagne visant à interdire la technologie de reconnaissance faciale dans toute l'Europe. En 2021, dans le cadre de sa campagne #BanFacialRecognitionEU, Paolo Cirio a remis à diverses institutions européennes un colis contenant une plainte légale accompagnée de ses recherches et d'une pétition avec plus de 50 000 signatures soutenant l'interdiction de la reconnaissance faciale en Europe. La Commission européenne a répondu à la plainte de l’artiste en reconnaissant officiellement la nécessité de restreindre légalement l'utilisation de l'intelligence artificielle.
C’est donc un continuum art/politique qui s’observe ici comme dans d’autres projets artistiques. À ce titre, fleuryfontaine est un duo particulièrement intéressant à écouter. Leur travail se décline sous la forme d’installations, de sculptures, de performances ou de films 3D. Leur film d’animation Contraindre, plusieurs fois récompensé, traite de la question des violences d’États. C’est ce même film qui va les pousser à entrer en contact avec l’association Forensic Architecture puis avec son homologue français, Index Investigation, qui enquête sur des affaires d'intérêt public à l'aide de technologies numériques et notamment de reconstitutions 3D. “Comme il existe une médecine légale, il existe une architecture légale qui va analyser des éléments complexes dans l’espace”, explique Galdric Fleury. Antoine Fontaine poursuit : “Nous sommes restés deux ans à l’ONG Index en participant à la reconstitution de nombreuses vidéos, comme celle des violences à l’encontre d’Adnane Nassih, victime d’un tir de LBD. Nous ne nous percevons pas comme des activistes, ce travail est avant tout informatif et journalistique. C’est une forme de participation à un débat public. Ce passage dans l’ONG nourrit aussi nos pratiques. Contraindre nous a amenés à Index ; Index nous a amenés à un nouveau projet qui a comme point de départ l’affaire Adnane Nassih. Nous sommes partis de cette enquête pour réaliser un court-métrage à paraître dans les prochains mois”.
Alors faut-il voir dans tous ces projets une vague de fond d’un art qui bouscule la politique ? Certainement pas selon Jean-Paul Fourmentraux qui écrit dans son livre qu’“il ne s’agit pas de voir dans cet art de la désobéissance numérique, une esthétisation de la politique, ni une politisation de l’esthétique, mais bien davantage une ‘expérimentation’, un processus expérimental qui bouscule et renouvelle les conditions d’action, d’enquête et de connaissance de nos environnements techniques. Dans ce contexte, la désobéissance consiste tout d’abord à ne pas laisser aux seules plates-formes et aux gouvernements le monopole et la maîtrise technique”. C’est déjà là une responsabilité énorme assumée par les artistes.