Du jeu vidéo considéré comme un art expérimental
Depuis les années 70, le jeu vidéo est une pratique commune et une industrie puissante. Comme tout phénomène de masse, il a aussi ses marges, plus expérimentales et plus mobiles. C’est à elles que s’intéresse la manifestation Game & The City (Stereolux, 2015), qui propose à une dizaine d’équipes de produire, en cinquante-quatre heures, un jeu vidéo destiné à l’espace public. Petit aperçu du jeu vidéo DIY.
Rémy Sohier
Il y a donc deux camps. D’un côté, des industries puissantes qui emploient des centaines de personnes (plus d’un millier pour Grand Theft Auto V, selon son éditeur, Rockstar). De l’autre, des indépendants, artistes et universitaires, qui utilisent des technologies plus accessibles, y compris pour des jeux à succès tels que Braid (Jonathan Blow, 2008) ou Fez (Polytron Corporation, 2012).
S’il était nécessaire, dans les années 70, d’avoir un doctorat en informatique pour concevoir un jeu vidéo (Pong et OXO, souvent considérés comme les premiers jeux vidéos, étaient des prototypes de laboratoire), la création est aujourd’hui facilement accessible à quiconque sait utiliser un ordinateur, via des logiciels tels que RPG Maker, The Game Factory, Flash, Unity ou UDK, pour ne citer que les plus courants. Une mouvance amateur, artistique et ludique (réaliser un jeu est également un jeu) a émergé. La game designer Anna Anthropy décrit une effervescence et une culture assimilables à celle des "zinesters", les éditeurs de fanzines : on peut produire, échanger, faire circuler des jeux vidéos presque comme on blogue. Les créations sont plus relâchées, loin du souci de qualité technique des professionnels, les thématiques plus personnelles et le traitement beaucoup plus expérimental. Ici, la question compte parfois autant que la réponse. Trois lignes principales de questionnement parcourent cette sphère : avec quel instrument jouer ? que raconter ? où jouer ?
L’interface en question
Les concepteurs explorent de nouvelles manières d’interagir avec le jeu. Les technologies comme le Makey-Makey (un circuit semblable à celui qui gère clavier et souris, sur lequel on peut brancher n’importe quel objet, qui devient alors interface), Arduino ou Raspberry Pi (respectivement microcontrôleur et nano-ordinateur open source) permettent de créer assez facilement des interfaces nouvelles. Celles-ci peuvent être classées en quatre catégories : détournement d’interfaces existantes ; nouveaux rapports sensoriels ; intégration des rapports sociaux dans le déroulé du jeu ; interfaces immersives.
Exemple simple de détournement d’interface : le très conceptuel Your Mischievous Mouse de Leon Arnott (2012) qui propose de déplacer une souris (l’animal) avec la souris de l’ordinateur. Mais le mouvement à imprimer à la souris (l’instrument) varie au cours du jeu, de façon aléatoire : la souris est aussi malicieuse que la souris ! Le jeu peut également solliciter d’autres sens que la vue et d’autres parties du corps que les mains. Ainsi du jeu olfactif d’Alexandre Lejeune, des audio games (jeux sans images, qui se jouent exclusivement au casque) ou encore des recherches tactiles de Mechbird (par exemple Adsono, où les joueurs sont invités à répondre à des vibrations). Des périphériques comme la Kinect, la Wiimote ou la webcam permettent d’engager le corps entier du joueur, et non plus seulement ses doigts.
Et les autres humains ? Ils peuvent être intégrés au jeu autrement que comme voisins de canapé ou avatars lointains. Johann Sebastian Joust (Doug Wilson, 2012) n’utilise pas d’écran, seulement les contrôleurs Move d’une PlayStation, sensibles au mouvement. Le joueur doit bousculer la manette de ses adversaires tout en protégeant la sienne de mouvements trop brusques. Difficulté : la sensibilité du contrôleur augmente lorsque la musique ralentit, contraignant le joueur à des mouvements très lents. Entre ballet et jeu de cour de récré. Enfin, les interfaces immersives cherchent à substituer entièrement un univers virtuel à la réalité. Ainsi, les casques de réalité virtuelle (par exemple l’Oculus Rift, l’un des plus populaires aujourd’hui) permettent de superposer l’image du jeu à tout son champ de vision. Les manettes Razer Hydra récupèrent et transmettent très exactement la position des mains du joueur dans l’espace. Combinées aux casques de réalité virtuelle, elles permettent notamment de montrer le mouvement des bras du joueur dans le monde virtuel.
Des histoires personnelles
Le jeu vidéo permet de mettre le joueur dans des situations très variées. Il peut en faire le héros d’une fiction proche du cinéma, souvent assez balisée, mais il peut aussi transmettre et faire partager une expérience personnelle de son créateur. Ainsi, le très simple Type Godmode on in the console (collectif Alineaire), où il s’agit de se faire une place dans une rame de métro bondée et où l’acquisition d’une poussette fait de vous le maître du jeu. L’expérience très commune d’être bousculé dans les transports en commun pourrait donner lieu à un texte, voire à un court métrage ; elle est ici exprimée et transformée en jeu. Plus sérieusement, un jeu comme Lim (Merritt Kopas), propose de faire circuler un carré multicolore dans un labyrinthe : confronté à des carrés monochromes qui barrent son chemin, le joueur peut en adopter la couleur pour en limiter l’hostilité, mais sa progression est alors ralentie et devient pénible. Jolie parabole d’une quête d’identité sexuelle.
Jouer partout
Les jeux vidéos – nés sous forme de bornes dans des lieux publics, puis confinés dans le salon ou la chambre – sortent à nouveau des domiciles. Ils sont exposés (par exemple l’exposition Arcade présentée à Stereolux il y a trois ans), gagnent les galeries d’art et les festivals. L’espace public devient lui-même terrain de jeu (géolocalisé par son Smartphone, tout un chacun est un joueur potentiel dans le décor de sa ville). Enfin, des game jams regroupent jusqu’à des centaines de créateurs, amateurs ou professionnels, pour concevoir et expérimenter des jeux ensemble sur une durée réduite : le Global Game Jam qui se déroule simultanément en janvier dans soixante-douze pays, le Ludum Dare (depuis 2002), le Zoo Machine Festival à Tourcoing (fin novembre 2014), le Stunt Fest à Rennes et Game & The City à Stereolux.