Écoresponsabilité : Comment la culture maker inspire-t-elle les artistes ?
À travers leur philosophie Do It Yourself, la mise en commun de ressources ou la réappropriation des outils de production, les Makers – ces membres d’ateliers tourné.e.s vers la création collective – ont initié des usages précurseurs en matière d’écoresponsabilité. Bien que les artistes et les Makers soient souvent identifié.e.s comme deux communautés distinctes, la frontière est en réalité plus poreuse et pousse à des échanges de pratiques. De quelles manières l’esprit maker a-t-il influencé une génération d’artistes engagé.e.s ? Pourquoi est-il nécessaire d’encourager des collaborations hybrides pour accélérer la transition écologique ?
Article rédigé par Adrien Cornelissen, en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux.
“Je fais attention à ne plus produire de déchets, à ne pas acheter trop de nouveaux composants électroniques, à favoriser le réemploi de matériaux pour créer mes œuvres. Pour chaque projet, j'ai mon propre calculateur d'empreinte carbone afin d’être au plus proche de mes engagements personnels. J’encourage les autres artistes à analyser leur consommation énergétique ; c’est devenu incontournable à notre époque”, explique Kasia Molga, artiste dont l’installation Positively Charged, actuellement présentée à la Biennale Chroniques 2022, invite les visiteurs à produire eux-mêmes l’énergie qui alimente l'œuvre. À y regarder de plus près, ce témoignage illustre un fait : les préoccupations écologiques poussent les artistes à s’interroger sur leurs pratiques et sur le sens à donner à leurs œuvres.
Une réflexion partagée dans plusieurs sphères créatives. Dans le milieu maker, dénombrant plus de 3 000 makerspaces rien qu’en France, et des fablabs (ateliers mettant à disposition des outils de fabrication d'objets assistée par ordinateur, type imprimante 3D, …), les communautés ont depuis longtemps adopté des pratiques écoresponsables. Elles se traduisent par des détournements d’objets, l’usage de freeware, des conceptions low tech ou le réemploi de matériaux.
En fréquentant ces “faiseurs”, il est passionnant d’observer leur influence sur les artistes : “J’ai été inspirée par la culture open source et DIY. L'une des personnes qui a le plus façonné ma compréhension écologique est un ami à l'origine de certaines machines d'impression 3D. Nous avons passé d'innombrables heures à discuter pour limiter notre production de déchets et nous concentrer sur des pratiques de réparation inspirées de la nature”, confie Kasia Molga.
Concrètement, de quelles manières la culture maker a-t-elle influencé cette génération d’artistes engagé.e.s dans la transition écologique ? Comment cela se traduit-il en termes d’écoconception ? Pourquoi le décloisonnement des pratiques vers des collaborations hybrides peut être un formidable levier de la transition des arts et de la Culture ? À l’heure où les enjeux environnementaux deviennent une priorité, il semble déterminant d’analyser ces multiples influences et de comprendre les mécanismes des pratiques écoresponsables.
Réappropriation des outils…
La base de cette analyse repose sur l’ADN maker, précurseur d’une pratique écologique. Ewen Chardronnet, rédacteur en chef du magazine Makery, propose sa définition de la culture maker et esquisse une hypothèse. “Nous pouvons remonter ses origines aux pensées de William Morris et John Ruskin, artistes du XIXe siècle, qui défendaient déjà une vision originale de la préservation des savoir-faire. La philosophie est large mais peut se résumer ainsi : la culture maker prône une vision de l’économie de l’atelier avec l’idée centrale de la déconstruction de la ‘boîte noire’, c'est-à-dire comprendre le fonctionnement des objets. Le Maker défend le travail collectif contre des systèmes d'industrialisation. C’est une façon révolutionnaire de se réapproprier une production mondialisée. Or, si nous parlons de l’urgence climatique, la question de la relocalisation de la production est totalement logique et centrale dans la transition écologique.” Les fablabs sont l’un des exemples de makerspace les plus marquants et démocratisés, comptabilisés à près de 1 700 dans le monde selon les critères du MIT. L'idée d’origine est d’installer un même équipement (imprimante 3D, découpe laser, …) dans des ateliers quelle que soit leur localisation et de pouvoir produire un projet à l’identique en s'inspirant d'une documentation enrichie, notamment grâce à la culture libre.
… synonyme d’effets positifs
D’emblée cette relocalisation et la réappropriation des outils engendrent des effets écologiques. D’abord, le fait de détourner l’outil de son usage unique permet de limiter sa consommation en nouveaux matériels. Les machines sont parfois même créées par les utilisateur.rice.s de ces lieux. Adrien Martinière, chargé d'animation à Ping, un fablab situé à Nantes, témoigne : “Les fablabs proposent des voies alternatives au productivisme, dans lesquelles il existe beaucoup de pratiques de réappropriation. Nous partons d'un existant que nous enrichissons à chaque fois. Si nous remplaçons les lames d'une découpeuse vinyle sur rouleaux par des crayons, cela fait une machine à dessiner. Les équipements contraignent à un usage et donc en le détournant, nous multiplions les possibilités sans avoir besoin d'autre chose”.
Ensuite, la question de l’économie circulaire et du réemploi est centrale au sein des communautés makers ; sans doute par militantisme mais aussi parce que la pratique est basée sur l’apprentissage et l’expérience. “Il n'y a aucun problème à se tromper. Ici nous sortons de la productivité et du fonctionnel. Nous tentons quelque chose et voyons si cela fonctionne. C'est un vrai décalage dans notre monde où l'erreur est sanctionnée”, commente Adrien Martinière. Conséquence directe : il n’est pas possible de travailler à partir de matériaux neufs, trop onéreux. Des matériaux sont récupérés pour tester, expérimenter. Dans cette perspective, plusieurs ressourceries dédiées aux Makers ont vu le jour en France. La Réserve des arts à Paris, citée en exemple comme modèle de la Fab city en Île-de-France, ou Stations Services à Nantes, sont des initiatives notables dédiées au réemploi des matières et déchets pour les créatifs.
Enfin, la culture maker est centrée sur la compréhension du fonctionnement d’un objet, très souvent opaque dans sa conception industrielle. Le démontage permet de se l’approprier, d’en proposer une vision critique. En réalité, une réflexion sur l’écoconception n’est finalement possible qu’en ayant la maîtrise des outils de production et des matériaux. C’est dans cette veine qu’est né le courant techno critique de la low tech, permettant d'engager une démarche environnementale en matière d’écoconception, de résilience, de robustesse, de réparabilité, …
Artistes au cœur des communautés
Observons maintenant que ces ateliers sont fréquentés par des artistes. Marie Albert, ex-administratrice de Ping et aujourd’hui directrice de production pour l’agence Dark Euphoria, poursuit : “Avec Ping, nous avons ouvert le premier fablab à Nantes en 2011. Nous y accueillons des artistes en résidence autour des technologies en open source. Au sein de l’atelier, nous avions des profils très différents : des passionnés de design, par exemple, ou d’autres qui venaient pour des raisons artistiques”. Adrien Martinière, chargé d’animation à Ping, confirme cette tendance : “Une grande part de nos usagers ont des pratiques artistiques. Beaucoup ont des professions créatives en lien direct comme architecte, designer, scénographe, graphiste, …”. Ces artistes viennent pour différentes raisons : en premier lieu pour accéder à un équipement complet et souvent peu accessible pour un simple particulier, et en deuxième lieu pour partager leurs points de vue et bénéficier des compétences de la communauté.
Fabien Bourdier, designer sonore et auteur de plusieurs installations, commente sa découverte des fablabs et les changements engendrés : “J’ai découvert les pratiques makers avec la Labomedia à Orléans en 2010. J’ai passé beaucoup de temps avec les membres de la communauté, j’ai appris la culture du logiciel libre et l’usage de Pure Data. Le fablab m’apportait la démocratisation des outils mais j’ai découvert beaucoup plus : un état d’esprit DIY, apprendre à apprendre et transmettre l’idée qu’il est possible de faire les choses soi-même, tout en s’appuyant sur des ressources communes. L’avantage est de pouvoir apprendre avec les autres, profiter des idées déjà testées. La Labomedia a été une étape importante dans le développement de ma pratique. Aujourd’hui, je travaille avec des cartes Arduino, des graveurs lasers et j’axe ma pratique sur le réemploi de matériaux biosourcés”. Les artistes fréquentant les makerspaces se forment donc et montent en compétences sur des pratiques d’écoconception jusqu’à parfois interroger l’essence même de leur travail. “Auparavant, certains de mes projets pouvaient inclure un vidéoprojecteur qui restait longtemps allumé. C’est finalement peu moderne d’un point de vue écoconception. Aujourd'hui, je suis plus conscient de ma consommation et c’est un critère important. Par ailleurs, j'oriente mon travail de manière à produire des sons plus naturels : la pratique du bruitage ou du field recording n’a pas la même connotation que des sons produits par des synthés parfois moins organiques, moins texturés selon les cas de figure. C’est assez facile d'acheter des packs de samples, mais l’idéal est de tout fabriquer soi-même. Dans cette optique, nous pouvons même parler d'écologie dans la pensée artistique”, explique Fabien Bourdier.
Les creative technologists
De toutes les disciplines, les artistes issu.e.s des pratiques numériques sont peut-être celles et ceux qui ont le mieux intégré la culture maker. D’abord parce que l’art numérique mélangeant tout type d’art (danse, arts plastiques, vidéo, théâtre, …) est par essence interdisciplinaire et donc que les notions de commun et de production collective sont vite devenues des normes. Ensuite, les artistes numériques apparus depuis les années 90’ avec l’émergence du web intègrent une culture du détournement technologique et quelques accointances pour les freewares et l’open source. Résultat, il existe l’équivalent du Maker dans le monde des arts numériques et il s’appele le creative technologist. Marie Albert travaille régulièrement avec ce genre de profil : “Beaucoup d’artistes préfèrent se qualifier de creative technologists. Ils.elles créent des projets artistiques mais sont aussi dans le design d'expériences. Ils.elles maîtrisent la technologie autant que la conception artistique. C'est intéressant car ces personnes développent leurs propres solutions technologiques et portent une vision sociétale de la technologie notamment sur un aspect écologique. Par ailleurs, je remarque que les créatif.ve.s qui ne maîtrisent pas les outils numériques sont souvent celles et ceux qui sont en demande de plus de tech. L’inverse est également vrai. Les creative technologists ont une maîtrise des tech pour mieux les détourner”. Cette description pourrait correspondre à plusieurs artistes comme Joanie Lemercier ou Memo Akten, références sur la scène numérique et auteurs de réflexions écologiques très intéressantes, particulièrement sur la low tech ou l’empreinte énergétique du numérique.
Collaborations Makers/artistes
La transmission de la culture maker s’opère aussi auprès des futur.e.s créatif.ve.s où de nombreuses écoles incitent leurs étudiant.e.s à fréquenter les fablabs. “Chez Ping, nous accueillons des étudiant.e.s de l’École des Beaux Arts, de l’École de Design”, explique Adrien Martinière. Des contacts existent également hors les murs puisque beaucoup d’artistes ou designers converti.e.s à la culture maker interviennent dans des établissements d’enseignement supérieur.
Fabien Bourdier fait partie de l’équipe pédagogique de l’École supérieure d'art et de design TALM (Tours-Angers-Le Mans). “Au fur et à mesure des interventions et des workshops, les étudiant.e.s prennent conscience de ces problématiques environnementales et réfléchissent à la conception d’objets à partir de matériaux biosourcés, avec une gestion de la consommation électrique ou des datas. Par exemple, comment pouvons-nous utiliser des machines de fablabs pour économiser certaines ressources et éviter la consommation de matériels neufs.”
En parallèle, certains festivals comme Maker Faire (festival lié à l’innovation et la créativité organisé dans plusieurs villes françaises) et quelques lieux culturels se sont spécialisés sur les intéractions Makers/artistes. La Labomedia d’Orléans fait sans doute figure de modèle en France. Depuis vingt ans, ce projet à la croisée des pratiques artistiques s’articule autour d’un pôle dédié à la création artistique, d’un pôle intégrant un fablab et d’un pôle ressources tourné vers l’accompagnement de projets, l’innovation pédagogique et la transmission de savoirs selon le principe des logiciels et connaissances libres. Autre exemple, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux à Nantes a engagé depuis plusieurs mois une large réflexion sur l’écoconception dans les arts numériques en programmant des événements comme DIWO (Do It With Others) en septembre 2021, brassant des publics makers et artistes. Le Laboratoire a renouvelé l’expérience en proposant en décembre 2022 un cycle d’événements sur les enjeux environnementaux des arts numériques au cours desquels ont été évoqués des thèmes comme la low tech ou la soft robotic, inspirés de la culture maker.
Briser les étiquettes
Pour autant, les points de rencontre avec la culture maker sont encore trop timides en France, alors même que l’impact des pratiques écoresponsables semble réel. Pour repenser les choses, peut-être faudrait-il arrêter de distinguer si nettement artiste, Maker et creative technologist ? D’autant plus à l’heure d’une génération slasher, ces actifs jonglant entre plusieurs activités (designer/architecte/graphiste/Maker/codeur/artiste/auteur, …). S’instaurant de plus en plus comme une norme sociale, il n’est pas rare qu’un.e artiste numérique reconnu.e dans les réseaux des politiques culturelles soit issu.e du code informatique, soit également salarié.e ou dirigeant.e d’une entreprise et ait une pratique régulière dans un fablab.
En France, la tradition veut que nous attachions des valeurs symboliques à la Culture : celle de l’artiste et de son œuvre unique. Les artistes anglo-saxons privilégient l’existence de studios ou de collectifs mélangeant toutes disciplines créatives. Cette perception permet d’imaginer plus facilement des passerelles entre communautés et des événements s’adressant parfois aux mêmes publics. De plus, si le costume d’artiste ou de maker semble trop petit pour cette nouvelle génération, il a aussi pour conséquence de rendre peu perméable la création à d’autres secteurs de la société, comme le champ économique. “L’éthique dans les fablabs est souvent sans concession et assez difficile à décloisonner. Il y a une revendication underground qui a parfois du mal à prendre corps dans l'économie réelle. C'est une communauté puissante qui mériterait sans doute d'être plus transversale et mieux connue du grand public. Il y a aussi tout un pan de la société qui passe à côté des fablabs et qui pourrait profiter de ces convictions DIY et écologiques”, exprime Fabien Bourdier. La remarque résonne d’autant plus que les collaborations avec des profils changemakers (entrepreneur.se.s de l’économie sociale et solidaire) seraient pertinentes. Les acteur.rice.s du changement seront certainement une hybridation de profils trop longtemps dissociés.
Quoi qu’il en soit, la culture maker et ses pratiques écoresponsables infusent désormais les sphères artistiques. Reste à faire en sorte qu’elle soit plus largement diffusée pour accélérer la transition écologique dans le domaine de l’art qui a lui aussi un immense rôle à jouer, au moins dans son exemplarité et son pouvoir de façonner les imaginaires de demain.