Istanbul : une nouvelle scène sensass et sans saz
À mille lieues aussi bien du régime autoritaire d'Erdogan que des stéréotypes culturels qu'on aime accoler à la ville, la reine du Bosphore renferme une bouillonnante scène indépendante, à l'incroyable potentiel. Une soirée Stereotrip en apportera la preuve le 27 février prochain avec trois groupes adeptes d'une pop sophistiquée, mais pour lesquels le "faire soi-même" est toujours de mise.
C'est un succès surprise de ces trois dernières années : le retour en grâce du rock anatolien (Anadolu pop) sur la scène indé avec Altın Gün ou Derya Yıldırım & Grup Şimşek, formations pourtant composées aux trois quarts de musiciens non turcs (respectivement néerlandais et français). Des groupes qui puisent allègrement dans un son mélangeant tradition orientale et pop psychédélique anglo-saxonne, recette imaginée dans les années 60 par des Stambouliotes visionnaires comme Erkin Koray, Baris Manco ou Mogollar.
Dédiée à la jeune scène d'Istanbul d'aujourd'hui, la soirée Stereotrip de février risque donc de surprendre ceux qui attendent leur dose d'exotisme. Pas de babouches aux pieds, de moustaches tombantes sous le nez ni de saz (luth à long manche typique de la région) entre les mains des musiciens qui se produiront à Stereolux. Plutôt le meilleur d'une scène pop au sens large. Si les Jakuzi chantent dans leur langue natale, c'est pour mieux distiller une new-wave semblant tout droit sortie de l'Angleterre des années 80. CASP, lui, opte pour le clair-obscur avec une musique intimiste hésitant sans cesse entre envolées néo-classiques (les arpèges de piano) et electronica (les boucles de machines). In Hoodies, enfin, donne dans une pop à l'efficacité redoutable, entre douceur folk et arrangements XXL teintés d'électro.
"Je comprends l'intérêt que peut susciter le revival du rock anatolien et je trouve ça très bien, nous confie Murat Kılıkçıer, cerveau de In Hoodies. Mais en tant que local qui est extérieur à ce genre musical, cela ressemble toujours un peu à de la danse du ventre ou à de la musique de mariage fusionnée avec des sons modernes ! Personnellement, mes influences sont autre part. J'ai grandi en écoutant de la musique principalement anglaise et américaine, en lisant des livres, des magazines et en regardant des films et des séries de ces pays. Je n'ai pas l'impression d'appartenir à une culture particulière, qu'elle soit d'ici ou d'ailleurs. Je suis un peu un traître culturel (sourire) !"
DIY vs AKP
In Hoodies, comme Jakuzi et CASP, possède pourtant quelque chose de très représentatif de la jeune scène stambouliote dans sa démarche : cette capacité à s'ouvrir sur le monde, dans un contexte politique qui suit exactement le chemin inverse, avec la crispation du régime islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan (AKP), notamment depuis la tentative de coup d'État en 2016. Cela se traduit donc par des collaborations dépassant largement les frontières turques, notamment au sein d'une Europe qui - cela semble être il y a une éternité, c'était pourtant hier - envisageait très sérieusement l’adhésion du pays à l’UE. Jakuzi est signé sur le label allemand de référence City Slang (Caribou, Tindersticks, Timber Timbre, Notwist...) et In Hoodies est produit par l'Anglais Chris Potter, collaborateur historique de The Verve, qui a flashé sur la musique de Murat Kılıkçıer après que celui-ci lui ait envoyé ses démos par mail.
C'est que, malgré des moyens très limités - crise économique et absences de soutien de l'État obligent -, la scène indépendante stambouliote est au centre des attentions. Elle bouillonne avec par exemple l'activisme d'un label comme Tantana Records, créé en 2013, année clé dans l'histoire récente du pays avec le soulèvement populaire du parc Gezi. Authentiquement DIY dans sa démarche - par conviction autant que par nécessité - l'écurie, si elle ne roule pas sur l'or, n'en renferme pas moins un catalogue très riche artistiquement. On y on trouve déjà un EP de The Hoodies, mais aussi des groupes qui chacun dans leur genre, excellent : Destroy Earth en stoner rock, Palmiyeler en pop ligne claire, Help! The Captain Threw Up en post-rock, Ati ve Aşk Üçgeni en rock slacker ou The Ringo Jets (trio déjà passé par Primavera et les Trans) en power pop. Autant de formations que l'on croise à Kadıköy, quartier branché (mais pas gentrifié) de la rive asiatique d'Istanbul, également fréquenté par Jakuzi.
Et l'Anadolu pop dans tout ça ?
"C'est vrai qu'il n'y a pas trop la place pour les épices de ma ville natale dans ma musique, sourit CASP. Mais en live, j'aime à penser qu'un petit quelque chose «turc» se fait sentir dans notre jeu".
Rendez-vous le 27 février à Stereolux pour s'en convaincre même si, pour la danse du ventre il faudra repasser.
Par Matthieu Chauveau