L’art du Faire
Pratiques collaboratives, recours à l’open source, mutualisation des savoirs et des savoir-faire… Le travail artistique en fablab questionne la notion d’œuvre, en particulier lorsque les processus de co-création investissent sa dimension collective, bousculent l’idée même de production et de série, transgressent les frontières entre les disciplines. Une zone de frottement et de dialogue entre art et sciences, art et technologies, art et société.
Au printemps 2017, le Centre Pompidou (Paris) consacrait sa première rétrospective d’envergure à l’impression 3D avec Imprimer le monde, une exposition de la manifestation “Mutations/Créations” pour explorer l’impact des machines à commande numérique, des cultures hacker et du mouvement maker sur la création artistique contemporaine, l’architecture et le design.
Plutôt qu’un panorama linéaire des usages de la fabrication additive à des fins artistiques, l’exposition visait à démontrer comment les artistes détournent l’outil, le hackent et le poussent dans ses retranchements critiques, à l’instar de l’Iranienne Morehshin Allahyari et du Britannique Daniel Rourke, auteurs en 2015 du 3D Additivist Manifesto, à la fois appel à l’exploration subversive de l’impression 3D et essai pamphlétaire sur l’hégémonie de la fabrication numérique en vigueur dans les fablabs. “Les médias ont parasité la réalité de l’impression 3D lorsqu’ils se sont emparés de l’impression à dépôt de fil qui existait déjà depuis longtemps dans les fablabs pour faire du buzz auprès du grand public”, explique Sarah Goldberg, fondatrice du artlab Maker sur Seine et du Bagel Lab, un studio de création spécialiste de l’impression 3D.
Car l’impression 3D a largement contribué à populariser l’émergence des fablabs, ces laboratoires de fabrication numérique nés au Massachusetts Institute of Technology de Boston, sortes de micro-usines collaboratives et partagées que certains ont décrits comme annonciatrices de la “troisième révolution industrielle”. Grâce à leurs nouvelles méthodes de production, les fablabs sont rapidement devenus un lieu de convergence pour les makers, les designers, les ingénieurs, les artisans et les artistes trouvant là des machines autrefois inaccessibles car réservées au monde industriel, leur permettant ainsi de prototyper leurs créations rapidement et à moindre coût.
La réinvention de l’atelier
Au-delà, l’ouverture des fablabs au public a permis de rendre visible un processus de création de l’œuvre jusque-là sacralisée. Simples curieux ou amateurs éclairés, l’artiste Samuel Bianchini, enseignant-chercheur à Ensadlab (laboratoire de l’École nationale supérieure des arts décoratifs), définit ces usagers comme “des figures intermédiaires qui ne sont ni expertes, ni spécialistes —mais non pas dépourvues de moyens et de connaissances— se situant entre le producteur et le consommateur”. Un aspect fondamental de la porosité des rôles et des statuts dans les fablabs qu’il souligne ainsi : “Traditionnellement, l’atelier tel qu’on en parle au sens de l’atelier d’artiste, voire de l’atelier d’artisan, est l’endroit où l’on fabrique avant que l’œuvre ne soit exposée et rendue publique. Il s’agit du lieu où se pensent, se fabriquent et s’expérimentent les choses. De l’autre côté, on a le laboratoire, qui en est l’équivalent en sciences expérimentales. Ce qui est intéressant avec les fablabs, c’est qu’ils portent un peu l’héritage des deux, avec cette dimension très importante qui est cet aspect public”. Pour lui, les deux inputs principaux qui caractérisent ces ateliers aujourd’hui sont d’une part, leur caractère expérimental et d’autre part, un rapport inédit au public qui se dessine. “Cette confrontation publique va amener à reconsidérer les choses. Avec les fablabs, les living labs et l’open innovation, il est intéressant de voir comment, par l’ouverture au public, on change la façon de faire et de concevoir. […] Il y a aussi une délinéarisation des processus, c’est-à-dire une tendance forte à rompre avec le principe de faire les choses pour les rendre au public après. Le rendu public va être différent. La confrontation au public intervenant très tôt dans le processus, on peut être davantage amené à des formes de processus itératifs. D’abord par l’expérimentation, que l’on va stabiliser à un moment donné, avant de la confronter au public et d’analyser ses réactions. Ensuite, on va itérer pour pouvoir incrémenter différentes versions. C’est là qu’intervient une autre notion qui vient du monde de l’informatique : celle du fork, c’est-à-dire qu’à partir d’un même projet, on va avoir une bifurcation.”
C’est ainsi qu’entre recherche et création s’est construite une nouvelle génération d’ateliers-labs d’artistes, souvent pilotés de manière collective et pluridisciplinaire pour répondre à la complexité des sujets abordés, comme l’atelier du designer et plasticien Olafur Eliasson, intervenant dans le cadre de la Fabacademy pour former les futurs fabmanagers, et qui vient de lancer un ambitieux projet mixant art et réalité virtuelle avec les stars de l’art contemporain Jeff Koons et Marina Abramovic.Cependant, ce rapport au public et au mode collaboratif ne va pas forcément de soi pour tous les artistes. Peter William Holden, qui réalise ses installations mécatroniques et poétiques dans son atelier de Leipzig, avoue avoir bien du mal à se passer de son antre, préférant son bric-à-brac de matériaux et de machines plutôt que le travail en fablab : “Pour moi, ce n’est pas évident, par exemple, de faire des résidences d’artistes car mon atelier m’est absolument essentiel pour travailler. Lorsque j’ai commencé mon travail artistique il y a vingt ans, les fablabs n’existaient pas. C’est donc petit à petit que je me suis construit mon propre atelier de fabrication”.
La redistribution de l’autorité
L’impact de la relation au public en cours de processus de création et l’approche collaborative des fablabs interrogent la notion d’auteur de l’œuvre réalisée de manière collective, contributive, voire coopérative. “La question est complexe”, concède Samuel Bianchini. “Dans le contexte artistico-socio-technique, l’un des événements déclencheurs a été Richard Stallman avec le copyleft. (Richard Stallman est l’initiateur du mouvement du logiciel libre. Il a popularisé la notion de copyleft, c’est-à-dire l'autorisation donnée par l'auteur d'un travail soumis au droit d'auteur d'utiliser, d'étudier, de modifier et de diffuser son œuvre, dans la mesure où cette même autorisation reste préservée). [...] La redistribution de l’autorité est aussi ce que Roy Ascott avait vu apparaître très tôt. La question est de savoir comment on recompose avec une redistribution de l’autorité. C’est l’un des points les plus difficiles de la relation entre l’art et la recherche. Parce que chez les artistes en général, et dans les formations en école d’art en particulier, il y a une forme d’ancrage qui consiste à dire ‘Je suis un artiste’ et de faire en sorte que les autres le croient. En recherche, ce serait important de voir comment en disant ‘Je’, je compose avec les autres qui disent aussi ‘Je’ et comment on arrive à travailler sur des formes complexes qui nécessitent d’être ‘Nous’.”
Dans l’ouvrage collectif Artisans numériques publié en 2012, le chercheur suédois Johan Söderberg signait d’ailleurs un texte critique sur la question de la propriété intellectuelle à l’ère de la fabrication numérique pour évoquer l’idée d’une “propriété augmentée” dans le cadre des fablabs. “Le travail de frontière que les hackers, les militants et les universitaires ont engagé depuis 1980 est désormais déstabilisé en raison de l’introduction d’un nouvel élément narratif”, écrit-il. “À savoir, l’exclamation qui, pour le dire dans le jargon de l’idéologie californienne, déclare : ‘Les atomes sont les nouveaux bits.’ Au cœur de l’articulation de ce nouvel imaginaire se trouvent les amateurs qui construisent des imprimantes 3D open source. La machine a été conçue avec l’objectif déclaré de faire tomber le garde-fou entre l’information et les biens physiques. Une des espérances de l’amateur, parmi tant d’autres, est que les mêmes forces perturbatrices seront lâchées sur les fabricants industriels comme elles ont pu déjà le faire dans l’industrie de la musique et du cinéma.”
Cette question de la définition de l’œuvre et de sa redistribution est d’ailleurs fréquemment contrecarrée, voire détournée, par divers collectifs d’artistes, comme le Copie Copains Club (CCC) inspiré dans le désordre par les licences Creative Commons, les Surfing Clubs, la licence Art libre et le Mickey Club. Leur principe ? “Les copains sont libres de copier n’importe quel artiste vivant” ou encore “Les copies sont des réinterprétations de leurs originaux”. En bref, le CCC se veut un espace libre où chacun peut jouir librement de la copie, qu’il soit geek ou plasticien, pour questionner son rapport à la propriété intellectuelle.
L’art partagé ?
Un autre aspect fondamental du travail en fablab consiste à documenter son projet, c’est-à-dire répertorier les étapes du processus de fabrication, assurer la traçabilité des contributions et laisser à la communauté la possibilité de l’enrichir. Or, la documentation des projets artistiques co-créés en fablabs se frotte régulièrement aux écueils de la propriété intellectuelle.
En 2016, l’ENSP d’Arles (École nationale supérieure de la photographie) réunissait pour la première fois fabmanagers et acteurs du monde artistique pour s’attaquer à ce serpent de mer. Lors de cette première journée d’étude, Marylou Bonnaire de Zinc, centre de création numérique et fablab de la Friche Belle de Mai de Marseille, mettait en garde : “Les artistes ont parfois une méfiance par rapport à la documentation et la publication parce qu’ils sont déjà très exploités par l’industrie culturelle. Il faut travailler sur les enjeux de protection intellectuelle de leur travail (open source, licences CC, copyleft, …)”. Pourtant, cette documentation demeure la condition indispensable au bon développement collaboratif des outils open source utilisés par les artistes eux-mêmes dans les fablabs.
Les outils sur-mesure
“Ma démarche dans le Faire est double : elle alimente mon propos artistique et elle me permet de créer les outils dont j’ai besoin”, explique l’artiste-ingénieur Thomas Pachoud, spécialiste des dispositifs scénographiques laser et auteur d’installations immersives, lumineuses et sonores. Dans ses créations, il se nourrit d’open source et d’open hardware, une solution de flexibilité pour répondre aux contraintes imposées par les logiciels et matériels propriétaires, manquant de souplesse et d’adaptabilité selon lui. “C’est simple : les outils dont j’ai besoin n’existent pas ou alors ils ne sont pas adaptés à l’écriture de spectacles. J’ai développé mon propre logiciel de conduite laser en open source car les contraintes des logiciels du commerce ne me permettaient pas de faire du temps réel comme je l’entendais, comme par exemple, générer des animations à la volée.”
Documentée sur Github, une plate-forme de code collaboratif, la construction de son logiciel est un work in progress de longue haleine. Une contrepartie du processus collaboratif de l’écriture logicielle qu’il reconnaît. “Mon logiciel est en train d’être complètement refondu. Plus tu avances, plus il y a de couches. À force d’ajouter des options et de nouvelles fonctionnalités, il devient de plus en plus complexe à utiliser, je suis donc en train de revoir l’interface.”
Outre l’enrichissement communautaire, le développement d’outils “sur-mesure” et le travail artistique en fablab reposent également sur une complémentarité des compétences. “Lorsque j’ai créé Maker sur Seine, je voulais que le lab devienne un lieu générateur de rencontres, de maillage entre des artistes, techniciens, professionnels”, explique Sarah Goldberg, qui, après quinze ans de direction artistique pour des structures et des festivals, a décidé de monter l’un des premiers artlabs français exclusivement dédié à l’impression 3D avant de lancer son propre studio. “Une fois qu’un artiste a identifié son besoin de faire appel à de l’impression 3D, la première question qui se pose est ‘Qui va modéliser ?’. Car l’artiste n’aura pas forcément cette compétence là.” Si aujourd’hui l’impression 3D s’applique à près de 300 matériaux différents, Sarah Goldberg rappelle que de nouvelles matières et de nouvelles technologies d’impression, y compris open source, sortent tous les mois. D’où la nécessité d’une adaptation continue aux outils et aux pratiques. “Entre les plastiques, la résine, les poudres, les métaux, la céramique, tout ce qui se fait en alimentaire ou en bioprinting, les possibilités sont immenses”, dit-elle. “Mais avant de parler d’impression 3D, la première question qu’on doit se poser c’est comment et pourquoi on fabrique un objet, car ce n’est qu’une technique parmi des milliers d’autres.”
L’ère de la matière ?
Par ces expérimentations croisées, les fablabs ont-ils favorisé un retour au tangible et aux dimensions matérielles de la création ? Pour Samuel Bianchini, un moment clé et révélateur pour les artistes fut la découverte du micro-contrôleur open source Arduino, omniprésent dans les fablabs. “C’est le moment où l’on s’est aperçu, en tant qu’artiste, qu’on ne pouvait pas se satisfaire de n’être que dans le code, aussi open soit-il. On a eu besoin de rouvrir la boîte noire matérielle, la boîte noire qui opère, c’est-à-dire l’ordinateur. Cette reprise en main de l’électronique et du matériel est un moment-clé, celui où les artistes sont sortis de l’idée d’un software art ou d’un art multimédia comme on disait il y a quinze ou vingt ans. Il ne s’agit plus simplement de combiner des médias entre eux, mais d’avoir la main dessus.” Un point de vue partagé par Thomas Pachoud : “Les dispositifs physiques sont au cœur de ma recherche artistique. Pour obtenir des images, transformer la lumière, ou créer du mouvement, le numérique ne peut pas atteindre la qualité d’un dispositif réel. Il y a dans les dispositifs physiques une petite faille aléatoire, des micro-variations organiques de textures ou de mouvements que l’on perd lors du passage au numérique, car malgré les algorithmes, il n’existe pas de véritable aléatoire”. Avec son nouveau projet chorégraphique, provisoirement intitulé Matière, Thomas Pachoud entend bien aller creuser du côté de ces transformations. Pour cette production d’envergure prévue pour 2020, il développe des prototypes de microscopes à projection pour travailler la lumière et mettre en forme la matière. “Avec Hyperlight (une installation interactive lumineuse et sonore), je me suis intéressé à l’impact direct du son sur la lumière. Ici, l’idée est de montrer comment, à travers des dispositifs physiques, on peut projeter directement de la matière et non plus de la vidéo. En sortant de la froideur du numérique, ces dispositifs réels redonnent de l’émotion au spectateur.”
Article rédigé par Carine Claude.
Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°214 – septembre 2017
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.