L’art numérique passe au low-tech

Comment développer une activité artistique en cette période où tous les indicateurs incitent à des changements d’attitude, de production, de consommation ? En d’autres termes, comment passer du règne des nouvelles technologies, de la high-tech, à une démarche plus sobre dite “low-tech” ? Les problématiques environnementales, économiques et sociales s’expriment déjà fortement au travers de nombreuses créations. Mais la crise sanitaire actuelle renforce encore le sentiment d’urgence, la nécessité de changer de modèle, maintenant, sans spéculer sur le monde d’après, sans attendre demain…

Laurent Diouf

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux


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Machine_Variation, Martin Messier & Nicolas Bernier - Photo © Julie Artacho

L’enjeu énergétique

Par opposition à la high-tech qui valorise parfois, à l’excès, des œuvres pétries de rayons laser, de capteurs sensoriels, d’armatures robotiques, de protocoles Internet et autres artefacts électroniques, nous voyons depuis quelques années des démarches artistiques prônant une certaine “décroissance technologique”. Si le cahier des charges du low-tech est parfois difficile à respecter pour les artistes du numérique, force est de constater que de nombreuses initiatives vont malgré tout dans ce sens.

L’énergie fossile, fissible ou renouvelable est le grand défi de notre temps. Si le XXIe siècle se tourne vers le tout électrique sans avoir encore trouvé une méthode de production "miracle", propre et stockable, il est assez drôle de constater qu’au siècle dernier, déjà, l’électricité était un enjeu majeur qui s’est renforcé lors des Trente Glorieuses, puis à la suite du choc pétrolier. L’heure était à la nucléarisation. L’association Le Cénotaphe, qui “mixe” vidéo, photo, art plastique, mise en scène et art numérique, a exhumé de vieux films de propagande orchestrés par l’État et EDF (incitation à la mécanisation, chauffage électrique, appareils ménagers...).

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Gryllothal, Theo Jansen - Photo DR

Pour rendre compte de l’histoire de ce choix énergétique en mode low-tech, Le Cénotaphe a choisi le Cycloproj’, un vélo d’appartement trafiqué sur lequel le spectateur est invité à pédaler pour visionner ce montage d’archives. Il fournit ainsi une partie de l’énergie pour piloter cette “vidéo-installation interactive”. La vitesse et le rétropédalage permettent aussi de moduler le déroulé des images. La bande-son électronique peut être “customisée” par des percussions rudimentaires, un rondin de bois étant mis à disposition du public.

Yann Toma, artiste et enseignant-chercheur, a utilisé plusieurs fois ce principe, notamment pour son installation Dynamo Fukushima proposée à Paris en 2011. En soutien à la population japonaise victime du tsunami et la destruction de la centrale nucléaire de Fukushima, il invitait le public à pédaler sur des dizaines de vélos mis à disposition pour un happening sous la grande nef du Grand Palais. Quelques mois après la catastrophe, symboliquement, les dynamos illuminaient des ballons gonflés à l’hélium en hommage aux victimes et sinistrés.

Déléguer la production de la lumière aux organismes vivants capables de bioluminescence, c’était le pari de la start-up Organight qui proposait des feuilles autocollantes lumineuses pouvant servir d’enseignes ; le principe actif étant dérivé des réactions chimiques d’algues et de bactéries. Le designer Joris Laarman a préféré intégrer des cellules de lucioles dans une lampe bioluminescente ; ce qui en fait un objet “semi-vivant” (Half Life Lamp). Tout comme la lampe biocomposite d’Alexandre Echasseriau (Akadama) avec des algues à la source de son fonctionnement.

Mais ces projets, à mi-chemin entre low-tech et bio-tech, ne sont que des prototypes. La question énergétique reste entière lors du montage d’un spectacle. Ezra et sa compagnie Organic Orchestra tentent d’y répondre concrètement au travers de leur nouveau projet, ONIRI 2070. Cette performance poétique à plusieurs voix, imagée et sonorisée, fait le récit d’un monde imaginaire où les paysages et ambiances se succèdent de manière contrastée. Et l’envers du décor est révélé : le public peut voir comment le spectacle est fabriqué, en direct, avec quels objets, machines et manipulations. Mais surtout, Ezra et son équipe ont choisi d’optimiser leur consommation d’énergie. Là aussi, le vélo est central, tant pour le transport de ce spectacle itinérant que pour la production d’énergie. Pour autant, le public ne pédale pas. Ce sont des vélos à assistance électrique et l’énergie est stockée sur des batteries ou produite via des panneaux solaires. L’équation parfaite entre low-tech et high-tech. Au total, ce dispositif autonome doit permettre de jouer une heure, dans des endroits insolites sans dépasser 1 kWh d’énergie.

Recyclage et fusion

En février dernier, lors des Rencontres ArtLabo à Bourges, Nicolas Maigret (Disnovation.org) et les membres de son Collectif proposaient une intervention intitulée Post Growth (post-croissance). Disposés sur des tables, des objets et des cartes illustraient les différents problèmes de notre société de surconsommation et sa religion de la croissance infinie. Informatique effondriste, énergie zombie, néga-technologie, défuturation : le public était invité à discuter de “l'effondrement qui vient” et des moyens low-tech pour y faire face (ressources partagées, rupture avec l’esprit de prédation de l’agriculture intensive, fin des gadgets inutiles…).

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Mur végétal, Cicia Hartmann - Photo © Cicia Hartmann

Lors du même événement, Cédric Carles (Atelier 21, Station E) proposait une contre-histoire des innovations énergétiques. Au cours de cette conférence, cet éco-designer a passé au crible les choix de supports et de matières premières faits par l’industrie. Surtout, il a mis en exergue les inventions low-tech oubliées, les impasses techniques délibérées, dictées par la logique du profit au détriment de la viabilité, de la pertinence de l’usage et de l’impact écologique. Sa démonstration sur la possibilité de recycler les piles alcalines était particulièrement significative de ces aberrations et restrictions.

D'ailleurs, en dehors des batteries, des recharges et de l’alimentation quasi-permanente de nos appareils, avons-nous une idée du nombre de piles que nous utilisons ? Krištof Kintera nous ouvre les yeux sur l’ampleur de ce gaspillage, en les collectant par centaines pour réaliser la maquette d’une sorte de ville tentaculaire. Cette Métropolis, entièrement fabriquée avec des piles usagées, intitulée Out of PowerTower, a été présentée lors de l’exposition Jusqu’ici tout va bien ? Archéologies d’un monde numérique au CENTQUATRE-Paris fin 2019/début 2020.

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Refonte, Quentin Destieu & Sylvain Huguet (Dardex) - Photo © Luce Moreau/Gamerz

Krištof Kintera a également construit Post-naturalia, un paysage miniature avec une multitude de composants électroniques évoquant une jungle à la fois organique et numérique. En soi, ce genre d’assemblage et d’accumulation n’est pas nouveau. Ce qui est novateur ici, dans ce jeu de massacre exposant les entrailles des machines désossées, c’est ce rapport iconoclaste à la technique. Sous cette forme, le low-tech est bien une entreprise de désacralisation des nouvelles technologies.

Benjamin Gaulon (aka Recyclism) fixe des mécanismes et composants sur un panneau linéaire pour sa série Refunct Modular. Cet alignement de cartes-mères, transistors, diodes et petits haut-parleurs constitue une “fresque multimédia” tout en cliquetis et clignotements. Il reprend ce principe avec KindleGlitched, une série de liseuses Kindle défectueuses n’affichant que des images accidentées, “dé-générées”… Adepte du hacking créatif contre l’obsolescence des technologies, il poursuit cette démarche autour de son projet Nø School Nevers qui réunit d’autres hacktivistes et figures de la scène low-tech et “alter-tech” internationale.

Après avoir reprogrammé des Minitels, Benjamin Gaulon s’amuse à fondre les carcasses de ces ancêtres de la télématique. Mini(ng)tel est un amas de plastique informe dans lequel sont englués des morceaux de circuits imprimés et des LEDs en signature. Là aussi, ce type de concrétion est connue, mais pratiquée jusque-là sur des objets mécaniques, pas électroniques. C’est ce qui fait tout l’intérêt de cette œuvre figeant l’obsolescence de ces machines.

Un cran plus loin dans ce feu de joie artistique, Quentin Destieu et son complice Sylvain Huguet, réunis sous le pseudo Dardex, se sont transformés en métallurgistes pour extraire des composants électroniques de quoi fabriquer des outils primitifs (pointes de flèches, couteau...). Les éléments fondus et transformés (Refonte, Gold revolution) symbolisent une deuxième préhistoire, celle de l’informatique. Albert Aleksanteri Laine s’est livré aussi à cette extraction et fusion des métaux contenus dans nos ordinateurs. Un travail d’alchimiste pour rechercher l’or au milieu des cartes-mères dans des ateliers ouverts au public (gold diggers).

Détournements sonorisés

Ce recyclage de technologies “obsolètes” peut aussi se faire sans casse. C’est le cas avec le PAMAL_group qui a pour objectif la conservation et restauration d’œuvres d’art et de littérature numérique. Ce collectif de “médiarchéologistes” a, par exemple, ressuscité des œuvres appartenant à la protohistoire de l’art numérique comme les Videotext Poems conçus par Eduardo Kac en 1985-1986. Ce retour sur le passé, même si celui de l’informatique reste récent, est pleinement low-tech du fait de l’accélération constante des progrès techniques.

Nombre de bidouilleurs qui hantent les fab labs sont également dans cette optique qui mêle conservation, restructuration et innovation. En témoigne le formidable engouement pour les cartes Arduino. Très simple de conception et d’utilisation, open sources et modulables quasiment à l’infini, ces micro cartes-mères sont vraiment l’antithèse de la high-tech. Cette petite plaque bleue, destinée à l’origine à piloter des dispositifs multimédias interactifs, mais qui peut s’utiliser dans de multiples domaines, est l’interface idéale pour les artistes du numérique souhaitant se positionner sur le low-tech.

Focalisant sur de vieilles machines dont l’architecture ne dépasse pas 8 bits, la communauté du circuit bending s’inscrit dans ce mouvement. Sous son aspect rétro-futuriste, le circuit bending vise à “court-circuiter” les éléments et entrées des cartes imprimées au fer à souder, sans ligne de code. Loin d’embellir ou de transfigurer les objets, leurs structures sont mises à nu. Débarrassé de son habillage plastique aux couleurs chatoyantes, le gadget révèle sa “pauvreté” intérieure. Le circuit bending se déploie aussi sur des supports plus récents (Arduino, évidemment) et s’étend également à des modifications d’objets allant des jouets éducatifs aux premiers synthés.

Reed Ghazala, père putatif de la “toy music” rend compte de la diversité de l’univers musical englobant le circuit bending et des pratiques associées dans Home Made Sound Electronics paru en 2006. D’autres musiciens optent pour une approche plus mécanique qu’électronique, comme Pierre Bastien. Avec ses machines percussives et mélodiques, construites avec des pièces du jeu de construction Meccano, des objets de récupération et de vieux Casio, il a monté un orchestre baptisé Mecanium ayant compté des dizaines de machines. Certaines performances de Jérôme Nœtinger et de la Cellule d’intervention Métamkine relèvent aussi du low-tech ; notamment pour l’image (projecteur, miroir, fumée…) liée aux sons improvisés.

Martin Messier se situe sur ce terrain avec Projectors. Cette performance sonore repose sur l’emploi de vieux projecteurs 8 mm, dont les bruits amplifiés se combinent, ricochent et s’entrechoquent pour donner vie à une “symphonie mécanique”. Sewing Machine Orchestra est basée sur le même principe, mais avec une batterie de vieilles machines à coudre. La Chambre des Machines est une autre performance sonore low-tech de Martin Messier, coréalisée avec Nicolas Bernier, avec, sur scène, d’étranges et imposantes constructions en bois. Le duo actionne des leviers pour générer des sons. Il en existe aussi des versions plus petites agrémentées de claviers mécaniques, de vieux réveils et autres objets incongrus (Machine_Variation).

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Out Of The Power Tower, Krištof Kintera - Photo DR

Artiste-sculpteur néerlandais, Theo Jansen construit des “robots”, des machines animées, dépourvues de toutes technologies modernes. Digne héritier de l’art cinétique et de Léonard de Vinci pour l’ingénierie, ses automates sont composés d’engrenages et d’éléments en bois ou en bambou, de tubulures en PVC et de voilures. Pas de moteurs ni de capteurs optiques, juste des structures articulées, éventuellement de l’air comprimé lorsqu’il n’y a pas de vent. Ces “créatures” semi-autonomes rôdant sur les plages (Strandbeest) ressemblent à de gigantesques insectes ou, pour certaines, aux tripodes de Star Wars…

Kris Vleeschouwer utilise aussi un matériau noble, le verre. Son installation Glass Works nous fait comprendre toute l’ampleur du recyclage des matières premières. À la fois low-tech et high-tech, ce dispositif consistait en un alignement de bouteilles en verre, près de 10 000, installées sur un système de crémaillère connecté aux conteneurs de recyclage disséminés dans une ville. À chaque fois que quelqu’un déposait une bouteille dans l’un d'eux, cela actionnait un mécanisme et une bouteille se fracassait alors au pied de l’installation. Mais celle-ci pouvait rester “muette” pendant des heures, soulignant combien ce combat pour le recyclage n’est pas encore gagné.

Le plastique, c’est fantastique

Le Staalplaat Soundsystem s’est emparé du fléau du plastique pour créer Plastic Souls, une sorte d’orgue flottant avec des bidons et bouteilles en plastique récupérés sur les plages et des tubes en PVC. Cette installation sonore a été présentée lors de l’ouverture de la nouvelle ambassade des Pays-Bas à Berlin. Emeric Jacob parcourt également les plages à la recherche de déchets en plastique et de bois flotté qu’il amalgame pour réaliser des sculptures plantées comme des sentinelles. Cicia Hartmann est aussi une adepte du recyclage des objets en plastique, de préférence ceux à usage unique, qu’elle désosse, aligne et compile méticuleusement. Elle crée, par exemple, un “mur végétal” composé de milliers de bouchons en plastique.

La plate-forme Precious Kitchen, développée par Hors-Studio, studio de design critique et spéculatif, utilise encore une autre technique pour recycler des chutes de néoprène et d’acétate de cellulose récupérées auprès d’industriels. Réduits en confettis ou en fibres, ces matériaux sont chauffés puis amalgamés pour concevoir de petits objets de déco et d’architecture d’intérieur. À la portée de tous, ne nécessitant pas un matériel très sophistiqué, cette démarche low-tech s’applique également au bois, cuir ou papier.

Le continent africain croule lui aussi sous le plastique. L’artiste ghanéen Benjamin Adjetey Okantey a réalisé une œuvre monumentale à partir de petits sacs contenant de l’eau potable jonchant le sol (Pure Water). Le documentaire Système K, paru en 2019, est la meilleure illustration du low-tech comme forme contrainte de création pour les artistes africains, là où c’est une forme choisie pour leurs homologues européens. Filmé dans le chaos de Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo, nous y voyons des artistes de rue qui se sont bricolés une tenue de cosmonaute en récupérant des feuilles d’aluminium pour haranguer les badauds. Nous suivons Freddy Tsimba, plasticien et sculpteur reconnu, qui travaille à partir de rebuts métalliques collectés au fil des conflits meurtriers (douilles, cartouchières, machettes…). Il réaffirme que, comme la majeure partie de la population, les artistes africains récupèrent et recyclent les déchets d’une consommation à laquelle ils n’ont pas accès.

Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°234
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.