Les lumières de la ville

Depuis plusieurs années, notamment grâce au développement des nouvelles technologies, l’éclairage public est devenu un sujet d’innovation et de réflexion dépassant largement sa dimension fonctionnelle originelle. Nous sommes allés à la rencontre d’un expert en la matière, l’urbaniste et philosophe Marc Armengaud, de l’agence AWP. L’auteur de Paris la nuit, chroniques nocturnes (Pavillon de l'Arsenal, 2013) voit en la fée électricité une « culture civilisationnelle majeure » en mouvement, passant de support de vie urbaine à « matière artistique ».

Gwendal Le Ménahèze


L'éclairage d'une ville modifie-t-il la vie de ses habitants?

La nuit, les oppositions se floutent. Quand il apparaît, sous Louis XIV, l'éclairage public est vu comme un prodige, une rupture dans l'histoire de l'humanité. Subitement, la nuit appartient à tous, plus seulement aux nobles qui ont les moyens de s'éclairer. Le travail ouvrier passe en 24/24, impliquant un éclatement de la famille, mais fleurissent aussi restaurants, spectacles, bals... Cette obscurité surmontée est une révolution.
 

Santé, environnement, perte du ciel étoilé... L'éclairage public est sujet à critiques.

Toutes les technologies suscitent des critiques vis-à-vis d'un équilibre antérieur déstabilisé. Il est possible que ces débats marquent le début d'un retour à plus de nuit profonde. Mais demander à des métropoles d'être à la fois championnes de l'écologie, polarités touristiques, lieux où il fait bon vivre, où on peut s'amuser et travailler, accueillir des riches et des pauvres... On ne peut pas tout faire partout. Après-guerre, les technologies d'éclairage routier ont été utilisées sans discernement par les services techniques des villes. On s'est retrouvé avec des rues de 3,5 mètres de large équipées de mâts d'autoroute de 25 mètres ! C'est ça, la vraie pollution lumineuse : utiliser des moyens sans rapport avec la situation, qui font qu'on éclaire trop, mal, avec du matériel agressif, laid...
 

Comment remédier à ces nuisances ?

Les LED offrent une lumière qualitative et beaucoup moins impactante. On peut ainsi garder la culture de l'éclairage, sans qu'il soit diffusant, sans gâchis de projection lumineuse. Ça a l'air génial, mais on vit un manque d'inventivité. Avant, certains concepteurs d'éclairage venaient du cinéma, du show-business... Maintenant, il n'y a que des techniciens. Le créatif doit contribuer à l'émergence de nouveaux langages lumineux.
 

Quels peuvent être ces nouveaux langages lumineux ?

Selon les moments de la nuit, on varie les intensités et les modes d'éclairage. Cela va jusqu'à l'extinction des feux, avec des capteurs qui les rallument quand vous passez. Il faut aussi explorer le spectre de la lumière. Jusqu'à présent, les LED privilégient des couleurs primaires, très intenses. Il faut de la nuance, de la finesse. On progresse dans l'optique, les LED seront vite périmées. D'ici quinze ans, on ira vers de nouveaux systèmes d'information lumineuse. Internet, lumière, son, tous les médias sont développables par le numérique. Vous aurez une application pour déclencher tel ou tel programme lumineux : de l'éclairage saisonnier, de l'éclairage « soirée festive », de l'éclairage « j'ai rencontré une femme qui me plaît »...
 

Les nouvelles technologies ont donc un rôle primordial.

L'association de la lumière au son ou à d'autres sens, olfactif par exemple, est à ses tout débuts. Votre téléphone vous géolocalise et propose des informations liées à l'endroit où vous vous trouvez. L'interaction entre le lieu et des dimensions périphériques qui peuvent s'actualiser là où vous êtes s'applique aussi à la lumière, qui peut devenir une composante essentielle de ces expériences augmentées. Il faut tester toutes les initiatives. On a besoin de plus d'expérimentation.
 

Les animations son et lumière se multiplient. La lumière devient-elle un medium artistique à part entière ?

Au XIXe siècle, la nuit urbaine inspire déjà poètes, peintres, compositeurs, qui y voient un moment poétique majeur, où les choses se révèlent sous un autre aspect et où on perd pied, où les logiques du jour s'épuisent. Aujourd'hui, des pistes viennent du multimédia, comme les façades lumineuses et la programmation, qui permet une écriture de la lumière en mouvement, des scénarios lumineux dans lesquels on se déplace. Les boulevards ne seront plus sculptés par des fontaines ou des statues, mais deviendront des espaces lumineux quasi tridimensionnels. Les villes sont de plus en plus construites, saturées. On est obsédé par le patrimoine, mais on veut des expériences nouvelles. La lumière va devenir un champ d'expérimentation, une matière. Elle peut être vue non plus comme un support pour communiquer, se déplacer ou faire la fête, mais comme un espace de création, d'expression, d'invention.
 

Éteindre la lumière, c'est tuer la ville ?

Non, elle se réinventerait. Mais ce serait un déni de réalité. La ville est un organisme complexe, multi-couches. Qui n'est pas d'accord avec la modération de l'impact de l'éclairage ? Mais on ne résout pas les problèmes en appuyant sur un seul bouton. C'est infantile. Nous devons résister à ces formes de simplification et y répondre par des projets.