Qu'est-ce que c'est "indé" ?

Fin mai, Stereolux organise le festival Indigènes, dont le nom évoque – ce n'est pas un hasard – « indie », soit « indé » en bon français. 
Une notion vieille d'au moins 30 ans, aussi usuelle que floue et qui mérite une tentative de définition. 

Laurent Mareschal

Donc oui, ça veut dire quoi au juste, dans la musique, être indé ? Le débat ne vaut peut-être pas le coup de s'arracher les cheveux. En revanche, il y a matière à une longue conversation vespérale au cours de laquelle de nombreux noms seront livrés comme autant d'exemples et de contre-exemples : on déterminera si le Velvet Underground était déjà un groupe indépendant ; on opposera « l'art pour l'art » et le succès ; on demandera avec véhémence à quel niveau de ventes un groupe n'est plus indé... L'avantage d'écrire sur ce sujet, c'est qu'on n'est contredit que par soi-même. L'inconvénient, c'est qu'on regrette vite de s'être proposé pour le faire et plus encore d'avoir demandé 2 pages…


Indé, l'économie

Un groupe indé est d'abord un groupe produit par un label indépendant. De quoi un label indépendant est-il indépendant ? Des majors companies. Qu'est-ce qu'une major company ? Historiquement, il en va de l'industrie du disque comme de celle du cinéma : est considérée comme major une entreprise qui possède, directement ou par le biais de filiales, l'ensemble de la chaîne allant de la production à la distribution. Dans le domaine de la musique enregistrée aussi bien que dans celui du cinéma, il y a pratiquement toujours eu des majors. Aux États-Unis, leEdison trust des années 1910 a très vite laissé place au système des studios, dominé par 5 majors (MGM, Paramount, 20th Century Fox, Warner Bros, RKO) et 3 little majors (Columbia, United Artists, Universal) – le reste étant désigné sous l'appellation peu flatteuse poverty row, l'allée de la pauvreté. 

En matière de musique, l'essor de l'industrie s'est produit plus tard, à partir du milieu des années 1920, puisqu'il a fallu que les foyers s'équipent, de radios tout d'abord, puis d'électrophones. Les acteurs les plus importants sont nés à l'initiative des entreprises qui maîtrisaient la fabrication des disques (par exemple EMI en Angleterre ou Victor aux États-Unis), ou de certaines radios (RCA aux États-Unis). Avec l'avènement du parlant, les studios de cinéma se sont aussi mis de la partie, puisque c'est plutôt une bonne idée de vendre des disques d'une chanson tirée d'une comédie musicale (ou de faire des films autour d'un chanteur). 

Toute la seconde moitié du XXe siècle a vu l'industrie musicale se concentrer. Aujourd'hui, 3 groupes (Universal Music Group, Sony Music Entertainment et Warner Music Group) réalisent 70% du chiffre d'affaires du secteur. On notera que 2 de ces entreprises ont un nom associé à l'histoire du cinéma, la troisième étant liée à la technologie des loisirs. 

Il y a toujours eu des labels indépendants – en grand nombre. L'histoire de la musique populaire enregistrée est faite de constants allers-retours entre groupes à tentation monopolistique et aventures individuelles plus ou moins éphémères. On peut évidemment citer le Sun Records de Sam Phillips qui sortit les 2 premiers albums d'Elvis Presley (pour vendre ensuite le contrat à RCA-Victor), mais hébergea aussi à leurs débuts Jerry Lee Lewis, Carl Perkins, Johnny Cash … Vient également à l'esprit le Philles Records de Phil Spector (12 albums et 39 singles parus entre 1961 – Phil Spector avait alors 21 ans – et 1967). Les débuts du hip-hop et, plus encore, ceux de la techno sont également l'affaire des labels indépendants. Il serait cependant réducteur de considérer que ceux-ci découvrent des groupes ou des styles qu'ensuite les majors exploitent. Entre l'industrie et ses marges, toutes les nuances existent. Les Beatles, pour ne citer qu'eux, ont d'emblée signé chez Polydor. Ce serait également caricatural de faire rimer label indépendant et pauvreté : les success stories de Mercury, de Motown ou d'Atlantic prouvent le contraire.

Indé, l'attitude​
 

La notion d'indé telle qu'elle résonne aujourd'hui à nos oreilles dépasse clairement l'aspect économique. On ne qualifierait pas les Ronettes de Phil Spector de groupe indé, pas plus qu'Otis Redding. Les disques de ces artistes sont pourtant tous parus sur des labels indépendants, Philles et Atlantic. La marge économique, même couronnée de succès, est devenue également une marge esthétique. Les labels indépendants pouvaient être décrits comme une sorte d'antichambre de l'industrie. Au fur et à mesure que l'industrie se concentrait, les labels indépendants se sont positionnés comme une opposition ou une alternative à ladite industrie. 

Le punk, notamment dans ses manifestations britanniques, a joué un rôle majeur dans ce changement. L'explosion du do it yourself et l'opposition au système existant ont suscité l'envie de structures économiques espérant redéfinir les liens entre labels et artistes. L'exemple le plus parlant de ces labels nés au tournant des années 70/80 est sans doute Factory Records qui publia, notamment, les disques de Joy Division puis de New Order et des Happy Mondays. Une des caractéristiques du label était de ne pas signer de contrat avec ses artistes : la légende veut que Tony Wilson, l'initiateur de l'entreprise, ait théâtralement signé de son sang un engagement à laisser entière liberté aux groupes.

Insistons sur le fait que la volonté des artistes de maîtriser leur production ne date pas de la fin des années 70. Franck Sinatra créa son propre label en 1960 (Reprise Records, vendu à Warner en 1963) avec l'ambition affichée de se donner plus de liberté artistique. Philles était un outil artistique pour Phil Spector, qui lui permit d'imposer la figure du producteur démiurge. Abba a publié tous ses disques chez Polar Music, label fondé par le manager du groupe qui en devint actionnaire. 

Ce qui s'est ouvert à la fin des années 70 et tout au long des années 80, ça a été le choix d'assumer une esthétique, des conditions de production, une économie et un mode de vie... bref, de faire avec ce qu'il y avait. Un autre rapport avec le public aussi : le groupe n'est pas d'essence différente de celle du public, il en fait partie, de même que le musicien peut aussi être organisateur de concerts d'autres musiciens. Cet état d'esprit s'est confirmé et transmis sous diverses appellations : rock alternatif, grunge, lo-fi... Il s'est développé avec la démocratisation des outils d'enregistrement, l'arrivée de la diffusion digitale, jusqu'à devenir aussi, paradoxalement, un marché avec ses success stories et son public. Public d'une taille fort respectable, qui permet à des festivals de réunir plusieurs milliers de personnes autour de noms qui, individuellement, ne feraient le plus souvent pas plus de quelques centaines de spectateurs – citons, près de chez nous, les valeureuses Trans Musicales et l'ensoleilléeRoute du Rock. 

Qu'est-ce donc que l'indé ? Une notion bien floue assurément, et assurément empreinte d'autant de sincérité que de fauxsemblants. Le groupe anglais Mazes livrait récemment dans le Guardian (12 février 2013) les 10 règles d'or d'un indie band, concluant ainsi : « N'essayez même pas de gagner de l'argent ou de penser démissionner de votre travail. Vous devriez faire ça par volonté de nouvelles expériences, de voir de nouveaux endroits, de rencontrer des gens qui pensent comme vous et de gratter la démangeaison créative qu'ont beaucoup d'entre nous… La quête primale et irréfléchie de laisser quelque chose après sa mort ou d'être jugé cool... Faites la musique que vous aimeriez écouter. » 

Réductible ni à un genre musical, ni à un système économique, c'est le rock (au sens le plus large) débarrassé de son star system (ou presque) ; c'est un effet collatéral de la concentration d'une industrie ; c'est une manière de se reconnaître dans une culture que l'on produit soi-même. Et c'est aussi l'occasion pour plus de gens de dire : « Hé, je connais le chanteur de ce groupe ! »