Travailleurs invisibles, la face cachée de l'IA
Omniprésents mais invisibles, les « petites mains » du Web font tourner les réseaux et les IA. Une foule silencieuse qui interroge notre relation au travail et au numérique. En introduction de la table ronde “Travailleurs invisibles du numérique” qui a lieu jeudi 03 décembre à 19h (gratuit - en ligne), un état des lieux du digital labor.
Ils seraient près de 100 millions dans le monde. Sur tous les continents, les ouvriers invisibles de l'économie numérique s'activent derrière leurs écrans pour répondre aux demandes croissantes des géants du Net. Car pour entraîner leurs intelligences artificielles, ces derniers ont certes besoin de haute technologie, mais surtout de vases communicants : d'un côté, les big data fournies gracieusement et à leur insu par les internautes lors de leurs flâneries digitales. De l'autre, des petites mains pour les traiter.
C'est ainsi que pour quelques centimes d'euros, des milliers de micro-travailleurs épluchent nos interactions sur les réseaux sociaux, évaluent des publicités sur Facebook ou apprennent à un Captcha comment distinguer un chien d'une borne à incendie. Plus dérangeant, ils sont les oreilles indiscrètes qui écoutent nos conversations pour entraîner la voix de Cortana, l'assistante personnelle virtuelle de Microsoft ou donner de la pertinence aux réponses d'Alexa, celle d'Amazon.
Jeu, canular et autres illusions
Pour gérer ces masses colossales de données, les plateformes dédiées au micro-travail explosent, quitte à se transformer en usines à trolls en Russie ou en fermes d'élevage pour IA en Asie.
Crédit : Charles Maynes - Voice of America, domaine public
Avec plus de 500.000 micro-travailleurs à son actif, la plateforme Mechanical Turk créée dès 2005 par Amazon en est sans doute l'avatar le plus célèbre. Non sans une certaine forme d'ironie - de cynisme diraient certains - elle emprunte son nom au retentissant canular du Turc mécanique, un automate joueur d'échec factice qui a dupé toute l'Europe de la fin du XVIIIème siècle avec son mécanisme in fine manipulé par un humain. Son équivalent français Wirk affiche 50.000 contributeurs et a même dû fermer ses inscriptions. Selon une étude, ces plateformes regrouperaient plus de 250.000 micro-travailleurs « occasionnels » rien qu'en France.
Crédit : Joseph Racknitz — Humboldt University Library, domaine public
A la manière de l'ancestral Turc mécanique, certaines interactions homme-IA animées par les micro-travailleurs prennent parfois des formes déconcertantes. Et lorsqu'un humain se cache derrière un chatbot, le résultat peut s'avérer absurde, comme chez GoButler où les employés faisaient les 3/8 pour se relayer et répondre aux demandes des utilisateurs. Lorsque les artistes et les designers s'en mêlent, le chatbot peut même devenir un imposteur comme avec le jeu japonais Artificial Intelligence Werewolf.
Back to the future
Répétitivité et déshumanisation des tâches, travail peu qualifié dont on ne connaît ni l'objectif, ni le client, isolement de ces myriades de micro-travailleurs invisibles derrière leur écran, souvent précaires et dépourvus de protection sociale... Les conséquences de cette « ubérisation » de l'économie numérique à l'ère du digital labor restent difficile à évaluer, même si le retour à un tâcheronnage que l'on pensait périmé rebat les cartes du capitalisme de l'information et des relations de l'homme au travail.
Au-delà de la monétisation à grande échelle de nos activités sur le web, ces plateformes peuvent également servir de passerelles à la prolifération de contenus viraux et à la circulation de fausses informations. Une véritable industrie de la post-vérité pilotée à partir des fourmilières à clics mises en lumière par le scandale Cambridge Analytica et le vote du Brexit. Ou comment faire vaciller le bon déroulement d'un processus démocratique pour le confort d'une pub personnalisée.
Article écrit par Carine Claude
JEU 03 DÉC - 19H00
TABLE RONDE « Travailleurs invisibles du numérique »
En ligne
Avec la massification des usages numériques, nos gestes du quotidien sont devenus une matière première qui alimente, souvent à notre insu, la puissance de feu des géants du Net. Dans les coulisses, des myriades de micro-travailleurs entraînent des IA, animent des chatbots. Invisibles mais omniprésentes, ces tâches répétitives et précaires interrogent en profondeur les mutations du travail et nos relations au numérique. Comment les internautes produisent-ils de la valeur sous couvert de divertissement et de services ? Comment notre dépendance aux GAFAM alimente-t-elle de nouvelles formes d'exploitation du travail ? Le design peut-il penser des alternatives ? Autant de questions qui seront évoquées par les artistes, chercheurs et designers invités lors d'une séance de keynotes suivie par une table-ronde ouverte aux discussions avec le public.
Gratuit (inscription conseillée)
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