Une création numérique uniformisée ?

Il n’est pas rare, pour des spectateurs et festivaliers qui viennent d’assister à un spectacle numérique, d’avoir une impression de déjà-vu. Les œuvres d’aujourd’hui, réalisées à partir d’outils numériques, sont-elles réellement identiques sur le fond et la forme ? Quelles sont les variables qui contribuent à un phénomène d’uniformisation et au contraire quelles sont celles qui favorisent la sauvegarde de la singularité des œuvres numériques ?

Par Adrien Cornelissen
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux

 

La globalisation culturelle et les phénomènes d’acculturation – provoqués par les échanges commerciaux, par la culture de masse ou les grandes majors de l’industrie culturelle – incitent à se poser quelques questions concernant la création numérique : est-elle sujette aux phénomènes de globalisation ? Autrement dit, les œuvres d’aujourd’hui – installations, performances numériques, live A/V, scénographies numériques, … – tendent-elles vers une uniformisation conceptuelle (dans le propos) et esthétique (dans la forme) ?
À défaut d’y répondre de façon binaire, cet article a pour objectif de répertorier quelques leviers principaux des phénomènes d’uniformisation et, au contraire, ceux encourageant une singularité des créations artistiques. In fine, l’enjeu de sauvegarde des particularités artistiques est essentiel pour la perpétuité de la création. Conscient de l’ampleur du sujet et des très nombreuses variables, parfois difficilement vérifiables, qui pourraient être en rapport, nous nous contenterons ici de défricher et d’en analyser quelques unes liées à l’uniformisation de la création numérique en donnant la parole à plusieurs experts et observateurs, prenant appui sur plusieurs cas concrets d’uniformisation et de singularité.

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Gazelle Twin au Festival LEV 2019, Album Pastoral - Photo © Elena de la Puente

Numérique & transdisciplinarité

Évoquer un phénomène d’uniformisation de la création numérique peut paraître paradoxal tant le numérique semble inter/transdisciplinaire. En effet, si l’on souscrit à l’idée qu’il est avant tout un outil de création plutôt qu’une esthétique, le numérique offre de très nombreuses possibilités de collaboration. À dire vrai, jamais les créations numériques n’ont été aussi abondantes et hétéroclites : danse, théâtre, cinéma, musique, littérature, bande dessinée sont autant de disciplines traditionnelles bousculées par les outils numériques. L’ensemble des Scènes nationales produit et diffuse désormais largement des œuvres numériques sans pour autant les étiqueter “art numérique”. On retrouve ce même goût pour la transversalité à travers les projets art-science fleurissant depuis les années 2010, associant par exemple un laboratoire de recherche à un collectif d’artistes numériques. De ce point de vue, la création numérique offre des perspectives quasi illimitées. Pour autant, malgré ce potentiel infini, il est difficile de nier que les créations partagent souvent une esthétique, une forme, des problématiques, des sujets et des réseaux de diffusion communs. C’est précisément à partir de ce constat que démarre notre analyse.
 

Outils : une bride à la créativité ?

Les années 60’ sont marquées par une effervescence des technologies, ordinateurs, logiciels, composants électroniques, … Les artistes se sont naturellement appropriés ces outils en les détournant de leurs usages premiers et en produisant de nouvelles œuvres en phase avec leur époque. L’expression “art numérique” ou “digital art” est alors attribuée aux œuvres avec une dimension numérique dominante dans le processus de création et les matériaux (capteurs, vidéoprojection, laser) conduisant par là même à une esthétique marquée et identifiable. Les logiciels utilisés par les artistes étant souvent les mêmes, des outils comme la Creative Suite d’Adobe sont devenus incontournables et il n’est pas rare de voir une forme commune se dégager. Le monde de l’open source, par exemple avec Pure Data (permettant une programmation graphique pour la création musicale en temps réel), prétend échapper à cette standardisation des applications prioritaires. Néanmoins, ces outils sont nécessairement rattrapés par d’autres standards. L’esthétique filaire et monochrome de Processing, facilement reconnaissable, est devenue en quelques années une des formes graphiques les plus utilisées dans la création numérique. Juliette Bibasse, productrice et commissaire indépendante spécialisée en création numérique, énonce ce constat depuis plusieurs années : “Certains projets de vidéo mapping sont réalisés avec les même logiciels et mêmes plugins, si les créatifs n'essaient pas de raconter leur propre histoire les visuels sont souvent identiques”.

Autre exemple plus récent avec la tendance du scan 3D. “Les cartes graphiques d’aujourd’hui ne permettent pas non plus une mise en forme illimitée. Cela signifie qu’il peut y avoir une certaine uniformisation visuelle, mais pas nécessairement sur le fond qui peut être différent.” Éric Prigent, coordinateur pédagogique au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, observe également cette uniformisation causée par les outils : “Il est clair que certains outils numériques génèrent une esthétique visuelle. Le filaire, la photogrammétrie ou le scan 3D avec des nuages de points sont très fréquemment utilisés. Au Fresnoy, l’équipe incite les étudiants/artistes à trouver une esthétique différente afin que la technologie ne conditionne pas le résultat visuel final”.

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ScanAudience de Schnitt + Gianluca Sibaldi, Festival LEV 2019 - Photo © Elena de la Puente

La diffusion, standard de création

Dans ce contexte d’émergence des technologies sont nés des courants artistiques comme l’art cybernétique, l’art vidéo ou plus tard, dans les années 90’ avec l’apparition d’Internet, l’art interactif ou le net art. Jusqu’à très récemment, le marché de l’art traditionnel des galeries ignorait ces courants artistiques, et plus généralement l’ensemble des formes d’art numérique. Plusieurs raisons l’expliquent : faible intérêt de la part des collectionneurs, difficulté de conservation des œuvres numériques et donc peu de garantie de fonctionnement auprès des acheteurs, voire un manque de fond dans le propos artistique. Dominique Moulon, critique d’art, auteur et commissaire d’exposition d’œuvres numériques, explique “que si le monde de l’art contemporain était fermé aux pratiques numériques, ce n’était pas le cas des festivals qui ont produit et diffusé de nombreuses œuvres. La pratique de l’art numérique s’est surtout développée lors d’événements tout particulièrement éphémères”.

En effet, à partir des années 90’, ce sont surtout des festivals européens comme Ars Electronica à Linz, Le Mapping de Genève, Transmédiale à Berlin ou Todays Art à La Haye qui retiennent l’attention des amateurs avec un effet de standardisation des créations présentées. Le format des installations et des live A/V est alors adapté pour ces événements accueillant des festivaliers dans des contextes particuliers :
contraintes techniques des salles de spectacle, durée des performances (souvent sur des formats courts), type de spectacles recherchés (associant par exemple des installations à des concerts), caractère festif cohérent à la programmation du festival, … Cédric Huchet, programmateur pour le Festival Scopitone à Nantes, reconnaît que “les festivals ont créé un format particulier de performance. Ceux créés par la suite ont repris ces mêmes codes ce qui limite les entorses créatives et les expérimentations. Aujourd’hui pour qu’un organisateur puisse être concurrentiel, il faut nécessairement se démarquer dans le projet artistique”. En parallèle à des projets de diffusion grand public comme Art Tech House à Miami ou L’Atelier des Lumières à Paris, certains événements actuels proposent donc une programmation spécialisée, moins consensuelle, plus inventive. Quelques uns comme Sonar +D explorent le potentiel économique de la créativité numérique quand d’autres comme le LEV de Gijon se focalisent uniquement sur les performances A/V.
 

Rôle des collectivités territoriales

Les financements publics ont également joué un rôle important pour ces œuvres ne pouvant pas exister dans un contexte marchand. Les collectivités territoriales manifestent un fort intérêt pour l’art numérique souvent spectaculaire.

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Synspecies de Elias Merino & Tadej Droljc - Photo © Elena de la Puente

Ces démonstrations technologiques deviennent ainsi l’illustration d’une politique d’attractivité ou d’innovation portée par un territoire. Cédric Huchet décrit aussi “le numérique comme une mode dans laquelle se sont engouffrés des territoires en compétition. La création numérique peut devenir le support publicitaire de certains politiques qui jouent la carte du discours modèle”. L’engouement ces dernières années pour le mapping en est un exemple frappant. Les mairies souhaitaient alors des projections 3D sur leurs façades faisant appel à des personnes créant des objets visuels plus que des concepts artistiques. “Il en est, parmi les puristes, pour affirmer qu'il est question de forme plus que d’idées !”, va jusqu’à dire Dominique Moulon. Dans ce contexte, plusieurs événements d’ampleur à l’initiative de collectivités comme les Semaines du numérique de Paris, Nantes ou Bordeaux ont vu le jour. Les œuvres programmées présentent pourtant rarement une innovation artistique, diffusant par là même une représentation conventionnelle de la création numérique aux yeux des publics. Heureusement, il y a tout de même une tendance de la part des artistes de la nouvelle génération à situer davantage leurs travaux dans une vision critique des technologies, alors que celles d’autrefois étaient dans la découverte et la fascination des technologies se focalisant par la force des choses sur un rendu esthétique. “Tout en se banalisant, les technologies du numérique font émerger des problématiques sociétales. Alors que de plus en plus d’artistes se font lanceurs d’alerte”, ajoute Dominique Moulon.

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Melting Memories de Refik Anadol au Festival LEV 2019 - Photo © Elena de la Puente

Le double effet du marché de l’art

Aujourd’hui la donne est différente avec l’apparition de grands marchés internationaux comme Art Basel ou la Biennale de Venise qui, lors de sa dernière édition, invitait des artistes numériques de référence (Ryoji Ikeda ou Alex Da Corte) par l’intermédiaire du commissaire Ralph Rugoff, lui-même artiste numérique. “On voit poindre des jeunes générations qui présentent des travaux robotiques, en 3D ou de LEDs et qui ne se revendiquent plus de l’art numérique mais de l’art contemporain. Ces artistes sont issus de la scène contemporaine et la diffusion de leurs créations se fait en galerie comme en foire ou en ligne”, témoigne Dominique Moulon. Conséquence ? Le contexte de diffusion implique une appréhension des créations numériques différentes et influe sur d’autres domaines artistiques en ouvrant le champ numérique. Éric Prigent du Fresnoy accueille chaque année une vingtaine d’étudiants dans le but de construire un projet artistique numérique personnalisé. Il abonde dans ce sens : “Nos étudiants viennent des quatre coins du globe. Ils n’ont pas la même histoire, les mêmes rapports aux technologies… Certains viennent du cinéma, d’autres de la photo ou des arts plastiques. Le décloisonnement offre un potentiel de création énorme”.
Pourtant le marché de l’art n’est pas une panacée pour la création numérique. En même temps qu’il offre de nouvelles perspectives de création, il uniformise les œuvres en vente sur le marché de l’art avec de nouveaux standards. La plupart des œuvres vendues a donc un format adapté aux besoins des collectionneurs (petits formats transportables, peu de lourds dispositifs interactifs, peu ou prou de technologies de pointes difficiles à maintenir en état de fonctionnement).


Les singularités culturelles

Le phénomène d’uniformisation est en revanche moins vrai quand on observe les créations en fonction de la provenance géographique des artistes. L’exemple le plus probant concerne sans doute les créations venues du Japon. Ses vingt dernières années ont par exemple vu émerger un courant artistique qui n’existe que sur l’archipel nippon : le Device Art. Ce dernier consiste en un art de petits objets à la jonction de la technologie et du design. Sur le site officiel deviceart.org, cet art est défini ainsi : “Le contenu et l’outil ne sont plus séparables. Les œuvres d’art sont souvent amusantes et peuvent parfois être commercialisées sous forme de dispositifs ou de gadgets destinés à être utilisés au quotidien. Le design raffiné et les fonctionnalités ludiques sont issus de la tradition japonaise”. Un courant résolument adapté à la culture asiatique et difficilement exportable, ce qui préserve également le caractère authentique et non altéré des œuvres. Seules quelques œuvres de device art comme l’Otamatone (un instrument synthétiseur en forme de note musique) de Maywa Denki ou Touchy (un concept de caméra humaine) d’Éric Siu ont ainsi connu un vrai succès international. De la même façon, beaucoup de performances interactives et de jeux vidéo comme les visual novels basés sur une narration font référence aux rapports sociaux d’une vie quotidienne spécifiquement japonaise. Ces visual novels, dont le sujet favori évoque les rapports de séduction entre les femmes et les hommes, témoignent d’une communication complexe, des subtilités et des concepts plus abstraits que ceux présents dans les pays occidentaux.

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Touchy d’Éric Siu - Photo © Keith Tusji

Les créations autour de la robotique et notre perception face aux machines montrent également des particularités géographiques. “En Amérique du Nord ou au Canada, beaucoup de robots sont non anamorphiques. Au Japon, les robots sont davantage ressemblant à des animaux voire des humains”, explique Dominique Moulon. Une différence notable due à l’acceptation et le niveau de présence des robots dans la société japonaise. Ses facteurs culturels sont toujours présents mais difficiles à analyser. Autre exemple : en Chine, on observe dans des projets numériques une thématique récurrente du dépassement de soi ou de l’adversité devant la multitude. Cela prend notamment forme avec le succès des Multi Online Battle Arena comme King of Glory, véritable phénomène dans ce pays.
 

Quid de la création à venir ?

Y a-t-il donc une uniformisation de la création numérique ? Difficile de répondre à la question tant les variables positives et négatives sont nombreuses et ardues à analyser. D’autant que l’analyse précédente montre qu’une ouverture à certains réseaux, qui pourrait donc paraître comme un facteur de préservation de la singularité, crée nécessairement de nouveaux standards. Néanmoins, il est évident que le champ de la création numérique se retrouve désormais à un carrefour intéressant à observer. Une scène numérique s’orientera vers le design de formes, quand l’autre se dirige vers l’art contemporain. Cette scission obligera les créatifs les plus talentueux à se démarquer à travers des concepts artistiques innovants. Reste que le spectateur, lui aussi dans une forme de digestion du numérique à outrance, aura la responsabilité d’être exigeant avec les propositions artistiques proposées et de considérer une fois pour toute que les technologies sont d’abord des outils de création et non une finalité artistique. Dès lors, la problématique de cet article sera à actualiser et à ouvrir plus largement : y a-t-il un phénomène d’uniformisation de la création ?

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°227
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.