Yard Act, c'est deux types dans un pub

Il y a cinq ans, Yard Act ressemblait à ça : James et Ryan, deux musiciens qui enchaînent les pintes dans un pub de Leeds en parlant de politique. Jusque-là, rien de neuf sous la grisaille. Rien ne prédestinait les deux larrons à donner une quelconque suite un tant soit peu concrète à cette histoire, sinon vous conviendrez que l’Angleterre serait remplie de génies.

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Article rédigé par Romain Bourceau.


La particularité de James et Ryan, c’est qu’en plus de se compléter techniquement - le premier gratte des textes, le deuxième maîtrise la boîte à  rythmes et la basse - ils partagent un constat sur le monde, une nuance dans l’analyse de la société, de leurs compatriotes. Et ça n’est pas rien. Alors quand Ryan débarque pour crécher à temps partiel dans la chambre d’amis de James, les ingrédients sont alors réunis pour se lancer dans une affaire. Une affaire depuis entrée dans la légende du rock anglais.

La suite, vous la connaissez peut-être. Ils planchent sur une musique prête à danser, entre le spoken word et le post-punk, chers à une vibe la plus minimale possible, et introduisent des éléments funk qui fouteront quelques coups de pelles dans les supposés pré-requis de tout bon groupe de post-truc qui se respecte. Avant même que ça débute, on peut alors présager que les puristes n’en ont déjà pas pour leur gouverne, et que les grandes ondes ne vont pas cultiver leur délire.

Et c’est exactement l’inverse qui va se produire. Mars 2020, trois morceaux sont sortis, trois concerts à peine au compteur, et ça se caresse déjà le ventre sur le marché. Pandémie mondiale, vous dites ? Rien à carrer. Yard Act est alors comme ce petit neveu avec qui on babille tous les jours sur Zoom et qu’on n’a encore jamais rencontré. Et puis, rappelez-vous, 2020, c’était le temps des audiences de barges. Coucou Netflix et Arte !  Forcément, vu que le groupe était venu nous raconter votre actualité, l’actualité lui a servi de marche-pied.

Quand la cage aux oiseaux s’est rouverte à l’hiver 2021, Yard Act a déjà foutu l’industrie du rock’n’roll en PLS. Elton John et Ed Sheeran en sont  dingos. Cillian Murphy aurait décroché un sourire. Yard Act, qui est devenu un quatuor ultra-solide, avec Sam Shjipstone (guitare) et Jay Russell (batterie), a littéralement brûlé la scène du Pitchfork Paris. Un décompte de la nouvelle année 2022 plus tard et sort The Overload, premier album produit par Ali Chant (PJ Harvey, Perfume Genius, Algiers), déjà sacré comme un album référence - sinon l’album de référence - de la décennie rock. On les élève au rang de The Fall, The Clash ou Shame, on leur donne du The Streets et du Fontaine D.C, on leur beurre des tartines de Squid ou de black midi.

The Overload, c’est l’histoire d’un type qui se croyait anarchiste révolutionnaire, et qui est aujourd’hui bien content avec sa bagnole et son salaire qui tombe du capital. C’est un tableau des pubs et la communication compliquée entre ses habitués. C’est un aperçu du libéralisme nouvelle formule Brexit. La fureur et l’acidité d’Idles ? Le groove et le nihilisme de Sleaford Mods ? Mhh. Disons que c’est le “happy compromise” cher au média Pitchfork : une lutte des classes, vue de l’extérieur... pour la retourner à l’intérieur. C’est le constat d’une douce lâcheté ou plutôt d’une honnêteté,  dont la finalité n’oublie jamais d’être un soutien aux classes populaires. Ne jamais oublier de se soucier des autres, ne pas tomber dans l’alarmisme, la passivité, être capable d’empathie. Autant vous dire que quand on a la culture du “pince sans rire” british, ce n'est pas tous les jours facile.

Mais allez rester modeste après deux ans de tournée mondiale où l’on vous rabâche à longueur de journée que vous avez sorti le rock de sa tombe. Allez rester modeste quand ça fait un an que vous graillez de la malbouffe, avec une moyenne de 6 pintes par jour, pour 6 dates par soir. Alors, un soir de 2023 : psshhhhit prrrrr bam ! James Smith, le chanteur, tape un scandale dans la station balnéaire anglaise de Bognor Regis où ils jouent pour le premier concert de l’année. La goutte d’eau ! Ou plutôt de bière sans alcool. Forcément, James essaie d’arrêter de boire, et on se  paye sa tronche avec ses nouveaux délires de straight-edge. Faut pas trop le chercher : le leader sort d’un burn-out, et ose à peine se souvenir de l’année passée à noyer ses points de vie. Ajoutez à ça un son dégueulasse, des lumières qui l'aveuglent sur scène, et vous aurez une belle conclusion : un chanteur qui engueule son public, qui le moralise, qui avoue s’ennuyer sec. Retour en coulisses, engueulades avec Ryan, pause, remise à plat du projet.

Rassurez-vous, la remise à plat s’est déroulée à merveille. Le plus difficile dans la vie est peut-être de découvrir que l’on change aussi vite, parfois plus vite que les autres, ou qu’on ne voudrait le croire. Cet événement raté de Bognor Regis n’a pas été un coup de poignard dans le dos du groupe, plutôt sa mue fracassante.

Yard Act a éclaté aux oreilles du monde en dépeignant la société britannique sous un regard neuf parce qu’acide mais bienveillant. James Smith est alors passé maître dans la transmission d’un message très beau : celui de nous soucier de notre vie, de notre quartier, de nos proches, plutôt que de rêver des flashs and lights. Paradoxal quand on suit leur parcours récent ! Mais passons. Aujourd’hui, les membres de Yard Act ont quelques années de plus que l’époque du pub de Leeds. Et la plume de James a gratté pour se renouveler, pour se raconter autrement. En amoureux du contre-pied, il s’est placé à l’inverse du premier album. De la critique de la société, il a écrit un album très personnel, comme les sont souvent les seconds albums. Les hormones calmées par le trop plein d’émotions, James a pris le temps : 1) de faire un bilan, vraiment pas calmement 2) de décrire les nouvelles questions qui l’habitent.

Where’s My Utopia ? sortira le 1er mars 2024. Il parle de notre individualisme, et de prendre conscience de nous-mêmes. Il dépeint notre monde  dans lequel chacun voudrait que son utopie politique se réalise, aujourd’hui, maintenant. Une gratification immédiate qui n’est pas étrangère à 15 ans de réseaux sociaux, de culte de la personnalité, et de l’entièrement-tout-consommable (jusqu’à l’amour, l’amitié, le plaisir, le sexe, etc). Une utopie collective pensée, chacun de son côté, par des milliards d'individus, en somme. James, jeune père, fait son auto-analyse : “J’ai juste moins confiance dans le fait que les gens ont tort et que j'ai raison.”