Quels instruments de musique pour le futur ?
De nouveaux instruments de musique, pour quoi faire ? Pour créer des sons inouïs et des émotions artistiques inédites ? Innovations musicales, instrumentales et technologiques sont-elles nécessairement liées ? Ces questions en tête, nous sommes allés à la rencontre d’artistes, de chercheurs et de concepteurs qui pressentent déjà ce qu’entendront un jour nos oreilles.
Juliette Ihler & Salim Santa Lucia
Un instrument de musique, ça commence et ça finit où ?
Avant de parler des instruments du futur, un instrument, c’est quoi au juste ? Pour le compositeur Berlioz, c’est très simple, « tout corps sonore utilisé par le compositeur est un instrument de musique »1. Du garage à la cuisine, de la marmite à la poêle à frire, dès lors que l’intention du « compositeur » est musicale, n’importe quelle chose sur laquelle on peut taper ou frotter pour produire un son est potentiellement un instrument de musique.
C’est aussi l’opinion de Sven Kacirek, compositeur et percussionniste qui n’hésite pas à recourir aux murs de son appartement : « Il y a environ dix ans, j’ai été très impressionné par le son dur et puissant d’un titre du groupe Autechre. J’ai essayé de reproduire ce son avec des instruments mais je n’étais pas satisfait du résultat. Puis j’ai eu l’idée de taper sur mon mur, et d’enregistrer avec un micro adapté. Ici, le mur est devenu un instrument plus musical et approprié que mes percussions ». Il y a cependant peu de chances de trouver une entrée « mur » dans le GROVE, le dictionnaire où sont catalogués les quelques dizaines de milliers d’instruments de musique qui existent à travers le monde.
Adrien Mamou-Mani, co-directeur de l’équipe acoustique instrumentale à l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) propose quant à lui une définition plus restrictive de l’instrument de musique en opérant une distinction entre l’outil et l’instrument : « que ça soit en musique, en science ou en chirurgie, un instrument c’est quelque chose qui a été conçu pour une fonction très précise ». En l’occurrence, pour le chercheur, un instrument de musique est conçu afin d’être « le médium entre le musicien qui veut exprimer quelque chose et la musique qu’il va créer pour ce faire ». Il en va de même pour Nicolas Rasamimanana, ex chercheur à l’IRCAM et créateur du Phonotonic , quand il nous explique qu’un « instrument est quelque chose sur lequel on a le contrôle de chaque note, de chaque son, de chaque amplitude prise individuellement ». Bref, on peut essayer de planter des clous avec un violon, mais il vaut mieux essayer d’en faire de la musique.
D’une manière plus fondamentale, selon Adrien Mamou-Mani un instrument est avant tout un système qui s’étend « du geste du musicien à la musique qui va être produite, un ensemble d’objets tendus vers une même fonction ». Ainsi, par exemple, la guitare électrique n’est pas elle-même un instrument. Ce qui l’a qualifie comme tel est l’appareillage technique qui lui permet de diffuser du son : « l’instrument, c’est toute la chaîne électro mécanique et acoustique qui s’étend de la guitare jusqu’au rayonnement de l’ampli-guitare en passant par les cordes et la caisse de résonance ».
Un instrument du passé peut-il être un instrument du futur ?
La musique du futur se fera-t-elle nécessairement avec des instruments venus du futur ? Sur ce point, comme le souligne Draft Dodger, producteur de musique électronique et membre du collectif Midnight Trouble, « il n’y a pas besoin “d’instruments du futur” pour faire la musique du futur : on peut créer des sonorités incroyables et des structures ultra bizarres avec n’importe quel instrument ».
René Caussé, Directeur de l’équipe acoustique instrumentale à l’IRCAM est sur la même longueur d'ondes : « pour créer des sons nouveaux, on peut passer par de nouveaux instruments ou par une nouvelle manière de jouer d’un instrument qui existait déjà ». Trouver de nouvelles manières de souffler ou de pincer peuvent donner lieu à une nouvelle écoute d’un instrument. Ainsi de Gonzalo Rubalcaba, ce pianiste cubain dont la virtuosité et la rapidité d’exécution donne à entendre le piano d’une manière« inouïe ».
Draft Dodger quant à lui se sert essentiellement d’instruments et de machines des débuts de la house et de la techno non pour « reproduire la musique des années 80s-90s, mais pour s’inscrire dans une continuité, utiliser une palette de couleurs, évoquer une esthétique et en faire autre chose ».
Les instruments du passé des uns peuvent devenir les instruments du futur des autres et un son nouveau peut tout simplement provenir d’un lieu que l’on ne connaissait pas ou mal. Sven Kacirek a ainsi parcouru le Kenya à la recherche de sonorité inconnues et s’est réapproprié certains instruments comme les imposantes marimbas :
« sur place, j’ai appris à jouer de l’instrument, puis de retour en Allemagne, j'ai voulu en tirer quelque chose de nouveau en mélangeant les influences et techniques en enregistrant, bouclant et en utilisant entre autres des contrôleurs...cela porte vraiment l’instrument dans une autre dimension au niveau du style ».
En live, l’instrument qu’utilise Sven Kacirek est un véritable système percussions-machines-logiciels inédit et pensé sur mesure par l’artiste.
Vers une "augmentation" des instruments classiques : les instruments hybrides
Mais revenons-en à nos instruments du futur. Avant d’aborder les créations les plus folles qui peuvent se profiler à l’horizon, penser le devenir des instruments, c’est peut être tout d’abord penser le perfectionnement de ceux qui existent déjà. C’est dans cette direction que travaille René Caussé, chercheur à l’IRCAM : « il est bien souvent possible d’améliorer des instruments que l’on considère comme « bons » alors qu’ils ne le sont pas totalement. On peut penser aux pianos grand public par exemple, dont les aigus et les graves sont catastrophiques ».
Partir d’instruments mécaniques et acoustiques, les améliorer ou « les augmenter grâce à la technologie afin de retravailler leurs sons », c’est également ce à quoi s’attache le chercheur Adrien Mamou-Mani. En effet, avec la « libération de l’instrument normal » pour objectif, ses inventions modifient les instruments acoustiques en les couplant à des systèmes numériques; les sons peuvent alors être modifiés et retravaillés. Mamou-Mani parle ici « d’instruments hybrides » ou de « smart-instruments ».
Grâce à une sorte d’« intelligence », l’instrument peut s’adapter en agissant sur différents paramètres physiques. C’est ainsi que l’équipe de l’IRCAM a pu résoudre certains défauts présents dans les trombones dont une seule et même sourdine empêchait de jouer des notes très graves. Aujourd’hui « un petit système intelligent empêche la sourdine d’agir dans certains cas », solutionnant ainsi un problème lié à la physique de l’instrument. Le souhait d’Adrien Mamou-Mani ? Un futur « qui laisse la porte ouverte à l’innovation et à l’hybridation d’instruments avec l’informatique », une voie qui permet aux musiciens d’évoluer en conservant l’apprentissage classique.
Comme le souligne Matthias Demoucron, ancien chercheur de l’IRCAM spécialiste en synthèse sonore, il est aussi possible de « produire des sons non réalisables avec un instrument réel ». En effet avec des logiciels élaborés à partir des principes de fonctionnement de l’instrument, « on peut en augmenter la réalité physique et décider par exemple d’avoir un violon avec des cordes en verre ou qui font deux mètres de long »...ou encore, produire « des sons qui durent sans interruption, ou des sons engendrés par le fait d’appuyer très fort ou très faiblement sur une corde ». Nouveau jalon dans l’évolution historique de la lutherie traditionnellement assez conservatrice, ces possibilités étonnantes permettent d’augurer d’un futur surréaliste.
Le téléphone : appareil photo, ordinateur, mode de paiement... et instrument de musique
Mais l’instrument du futur le plus répandu, cela sera peut être tout simplement notre téléphone. Matthias Demoucron, chercheur et violoniste amateur travaille actuellement sur une application avec laquelle on pourrait jouer du violon en faisant bouger son doigt sur l’écran en s’en servant comme d’un archet. Ses objectifs ? Non seulement
« permettre à des néophytes d’expérimenter le plaisir de jouer de la musique sans nécessairement passer par des années d’apprentissage »
mais encore, développer un « instrument nomade que l’on puisse transporter dans sa poche » et avec lequel on pourra improviser des petits concerts à plusieurs. Mais afin « de trouver le bon compromis entre la facilité de l’expressivité musicale et le fait de pouvoir s’améliorer », les couacs et les fausses notes pourront toujours se faire entendre. Pour ce chercheur, l’objectif n’est toutefois pas de remplacer les instruments classiques par les instruments virtuels mais plutôt « de donner envie d’apprendre l’instrument réel ». Notons que, dans un même esprit, une application comme Ocarina, utilisant le micro et l'écran du téléphone, avait pas mal fait parler d'elle à sa sortie.
C’est dans cet état d’esprit que Rémi Dury a créé le Karlax. Dédié à la scène mais aussi à la composition, le Karlax est un instrument relié par des ondes à un ordinateur traitant les sons et les renvoyant à des haut-parleurs. Pistons, touches, axes de rotation, capteurs de déplacements dans l’espace (gyroscope, accéléromètre, inclinomètre),… autant de paramètres programmables et personnalisables de l’instrument qui agissent directement sur le son produit. Le Karlax permet au musicien de développer une gestuelle propre et d’interpréter sa musique avec son corps de manière précise. Concentré des possibilités offertes par le numérique, cet instrument complexe n’est pas dédié au grand public et requiert pratique et entraînement.
Magie du numérique, l'instrument peut aussi être paramétré et utilisé par les video jockeys pour agir sur les vidéos diffusées en live. Ce nouveau type d'instrument est à la croisée des arts numérique mêlant aussi bien les pratiques sonores, visuelles que chorégraphiques.
Dans la galaxie des instruments connectés, la philosophie duPhonotonic est un peu différente de celle du Karlax. Il y a bien sûr toujours cette envie de créer de nouvelles manières de faire de la musique en mouvement mais pour Nicolas Rasamimanana, créateur de cet instrument1, il ne s’agit pas de chercher « le contrôle de chaque note ou de chaque amplitude», mais davantage de se concentrer « sur le flux musical et l’interprétation ». Dans cette coque à la forme de polyèdre que l’on tient dans la main, un capteur est placé et peut être mis dans d’autres objets : « On peut par exemple le glisser dans sa chaussette et danser pour faire de la musique ». Connecté via bluetooth à un téléphone ou à une tablette, le capteur transforme les données de mouvements en sons. Prêt à l’emploi ou programmable, le Phonotonic pourrait rapidement se retrouver sur les pistes de danse.
Et si l'instrument physique disparaissait complètement ?
Dans Le cycle des robots d’Isaac Asimov, le « visi-sonor » est cet instrument agissant directement sur les parties visuelles et auditives du cerveau, sans passer par les nerfs… Une façon de produire et de recevoir de la musique sans interaction matérielle avec un objet grâce à une interface cerveau-machine qui ne paraît aujourd’hui plus si loin.
Les instruments pourraient-ils un jour disparaître ? Comme le relève Adrien Mamou-Mani,
« une grosse part de dématérialisation a déjà été faite puisqu’un ordinateur peut produire des sons, l’informatique générer la musique, voire improviser comme avec le logiciel OMax ».
Toutefois, pour ce chercheur, les interfaces matérielles comptent et ne sont pas prêtes de disparaître : « pour moi, le jeu musical se construit en interaction avec l’objet. Le son produit ne sort pas ex nihilo du cerveau du musicien mais c’est dans le rapport à l’instrument matériel que se forme en partie l’intention du musicien. C’est pourquoi « le corps du musicien et de l’instrument ne doivent pas être oubliés dans la création musicale ».
Encore en développement dans les labos, les dispositifs de réalité augmentée qui font intervenir le corps pourront un jour être utilisés par les musiciens. Un périphérique comme le casque de réalité virtuelle Oculus Rift, initialement conçu pour les jeux vidéos, autorise aussi des applications musicales. Ainsi, La société australienne Ethno Tekh couple par exemple ce casque à des contrôleurs qui détectent les mouvements du corps comme le Leap Motion ou le Kinect pour agir sur une interface de contrôle du son en trois dimensions.
Bien entendu, ces dispositifs sont très expérimentaux et les possibilités encore très limitées comparées à la finesse de variation d’un instrument de musique. Personnalisables à l’infini, ces systèmes pourraient permettre un degré de modulation sans doute jusque là inédit. Il faudra cependant aussi apprendre à en jouer et il n’est pas dit qu’il soit plus facile de devenir un virtuose qu’avec les instruments classiques.
Darwinisme de l'instrument de musique
Avec ces nouvelles interfaces, il sera certainement bien plus facile de s’inventer apprenti musicien qu’il ne l’était avant. La danse est-elle la musique de demain ? René Caussé reste un peu sceptique : « avec les nouveaux instruments on a l’impression qu’on peut en jouer sans effort… En fait, vous faites quelques sons et puis vous vous en lassez très vite ! ». Dans tous les cas, quels que soient les instruments les plus fous qui pourront un jour être créés, il faudra ensuite qu’ils luttent pour survivre ! René Caussé nous raconte ainsi qu’il a ainsi fallu près de soixante-dix ans pour que le célèbre Saxophone s’impose. Pour des raisons troubles, certains instruments s’imposent et d’autres disparaissent, avant parfois de ressurgir.
Pour Adrien Mamou-Mani, ce qu’il y a de certain, c’est que les musiciens de demain « devront porter plusieurs casquettes, avoir une formation classique et informatique ».