Musique et arts numériques : Existe t-il une culture digitale ?

Depuis le début des années 2000, un nombre croissant de pratiques artistiques, ainsi que les lieux et les festivals qui les accueillent, mêlent volontiers arts numériques (performances et installations audiovisuelles, œuvres interactives) et musique électronique (de la plus dancefloor à la plus expérimentale), attestant le fait qu’il existe des références et des esthétiques communes à ces différentes disciplines. C’est la raison pour laquelle on évoque parfois cette notion, certes encore vague, de culture digitale, voire de culture techno, pour désigner cette dynamique artistique.

Jean-Yves Leloup

 

Culture rock et culture techno

Les années 1960 et 1970 avaient donné naissance à une culture pop et rock qui s’était projetée hors de la musique dans les domaines les plus variés, cinéma, art, mode, littérature… À partir de la fin des années 1980, on a peu à peu glissé vers une culture électronique, née là aussi d’une nouvelle musique et de nouveaux modes de vie, mais plus encore d’une mutation technologique sans précédent. Aujourd’hui, cette culture électronique, ou digitale, est passée de l’euphorie quasi clandestine des débuts et de l’ivresse technologique à une intégration dans les domaines les plus divers, notamment ceux de l’image, au sens le plus large du terme.

La première raison de cette symbiose entre art et musique, est bien sûr technologique : musiciens, graphistes, vidéastes et plasticien, utilisent pour la majeure partie de leurs pratiques, ordinateurs, logiciels et outils numériques afin de générer et fabriquer les matériaux sonores et visuels qu’ils utilisent, ou de transformer et de retraiter les sons et les images qu’ils ont capté au sein de leur environnement. Et, si la technologie est commune, les modes opératoires sont eux aussi très proches. Rien ne ressemble plus à un logiciel de montage ou de création vidéo, qu’un logiciel dédié au son et à la musique. Tous proposent peu ou prou, les mêmes fonctions : copier, coller, inverser, hybrider, zoomer, etc.

La deuxième raison est générationnelle : de nombreux plasticiens (mais aussi des cinéastes, des vidéastes, voire des metteurs en scène, scénographes ou chorégraphes…) ont désormais grandi avec la musique électronique, se sont initié à cette scène au cours des années 1990 et 2000, et se réfèrent donc naturellement à son univers.

Un esthétique électronique ou techno ?

Mais, de façon plus profonde, ces créateurs venus des arts visuels ainsi que du spectacle vivant, ont été aussi profondément marqués par les modes de production et de diffusion de la musique électronique, et plus encore par ses innovations esthétiques.

 

Parmi les signes distinctifs de l’esthétique de la musique électronique qui ont marqué l’univers des arts visuels et du spectacle, on peut évoquer :

- la figure et la pratique du DJ : son art du collage, du mixage et de l’enchaînement d’œuvres préexistantes.

- la notion de remix : à savoir qu’une œuvre peut être sans cesse remaniée, démantelée ou recontextualisée.

- la naissance d’un nouvel espace scénique : la scénographie des clubs et des rave-parties s’oppose souvent à celle des concerts traditionnels, organisés autour d’une scène, dont la forme est héritée du théâtre à l’italienne. Une partie des événements festifs liés à la musique électronique ont ainsi souvent privilégié une forme d’immersion du spectateur ou du danseur, au sein d’un environnement visuel et architectural.  

- l’immersion sonore : dans un événement électronique, la musique ne s’arrête jamais. Les DJ enchaînent les titres musicaux les uns aux autres, créant un continuum sonore au sein duquel évoluent les participants.


Le graphisme

Dès le début des années 1990, de nouvelles équipes de graphistes, à l’image des Britanniques de Designer’s Republic, ou des Suisses de Burö Destruct, utilisant les pleines potentialités de la création assistée par ordinateur, s’inspirent des notions de collage et de sampling, pratiqués dans le domaine de la musique, tout en se mettant au service de nombreux labels et musiciens.

 

Le sampling visuel

Née avec la génération DJ, les musiques électro et hip hop au cours des années 1980, la pratique du « sampling » a désormais investi l’univers de l’image, à travers le travail de nombreux vidéastes, réalisateurs de clips et performances de video-jockey.

 

Live cinéma & cinémix

Les innovations du DJing ont aussi inspiré l’univers du cinéma et les formes de la représentation cinématographique. À la manière des DJs ou des VJs, le cinéaste anglais Peter Greenaway réinvente ainsi une pratique du cinéma « live » et multi-écrans, lors de la tournée 2009 du « Tulse Luper VJ Tour ».
Les DJ du duo français Radiomentale (dont fait partie l’auteur de cet article), réinterprètent quant à eux, sous la forme d’une bande-son mixée, les classiques du cinéma muet, ainsi que des films parlants dont ils réinterprètent la bande-son et décomposent parfois les images sous la forme de multi-projections.


Le live audiovisuel

Au début des années 2000, des artistes comme Ryoji Ikeda, Carsten Nicolaï puis Ryoichi Kurokawa issus à la fois de la scène électronique, de l’univers du spectacle vivant et des arts visuels, mettent en place un nouveau type de concerts sous la forme de spectacles audiovisuels qu’ils dénomment très simplement « concerts audiovisuels ».  
Ces spectacles musicaux font une large place à l’image, à l’abstraction graphique et aux correspondances entre formes visuelles et sonores. À la fin des années 2000, tout d’abord en France mais rapidement dans le reste du monde, des artistes de la scène techno, ou aux confins de la pop et de l’électronique, comme Étienne de Crécy, les Daft Punk, ou Vitalic, développent ce type de concerts audiovisuels dans lesquels des dispositifs multi-écrans, des structures de Led et la synchronicité entre le son et l’image jouent un rôle prépondérant.
 

Installations audiovisuelles

Certains des artistes majeurs actuels du domaine des installations audiovisuelles et numériques, à l’image de Simon Geilfus, Yannik Jacquet, Joanie Lemercier, Olivier Ratsi ou Romain Tardy (autrefois regroupés au sein du « label visuel » AntiVJ), sont originaires de la scène du VJing, une pratique visuelle qui s’est développée au cours des années 2000 au sein de la scène musicale électronique. Tout comme pour leurs confrères britanniques, U.V.A. (United Visuel Artists), leur art de la scénographie, les bandes-son qu’ils utilisent, et leur esthétique en général doivent ainsi beaucoup à la scène électro et à ses innovations.

Le domaine des installations audiovisuelles se caractérise aujourd’hui par une volonté d’immersion du spectateur, une notion fondamentale au sein de la culture numérique, et de la musique électronique. Artistes et plasticiens, ne cessent en effet d’imaginer des dispositifs capables de mobiliser l’ensemble des sens du spectateur, ou du moins tentent de créer une réalité alternative dans lequel celui-ci pourrait oublier, l’espace de quelques instants, son quotidien et sa pesanteur.