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Voir la musique : représenter aujourd'hui l'image d'un groupe

Musique Publié le 18/03/2016

Scopitone 2013. Concert de Troumaca. Scénographie minimale. Le groupe n'a disposé sur scène qu'une sorte de drapeau avec un symbole assez simple (trois losanges). Un blason, un logo ? En faisant quelques recherches rapides, je remets la main dessus. Le groupe anglais n'a donc rien inventé (cette page Wikipédia me le confirme), mais s'est juste approprié comme nom celui d'une ville des Petites-Antilles et son emblème : trois losanges sur un fond bleu, jaune et vert. Pourtant, sans en connaître la signification sur le moment, j'ai associé ce symbole à ce mix de sons jamaïcains, dubs et de mélodies pop.

UN ARTISTE = UNE IMAGE (ET INVERSEMENT)

J'ai donc associé un son à une image. Processus éminemment subjectif, bien qu'orienté par le groupe lui-même qui l'utilise dans quasiment tous ses supports de promotion : art work digitalSoundcloudclip ... Malin. Le signe est simple, facilement mémorisable. Rien de nouveau, d'autres – à la notoriété indiscutable – l'ont déjà fait avant eux (la bouche des Stones sur « Sticking Fingers », la banane du Velvet Underground & Nico peinte par Andy Warhol mais aujourd'hui cette importance de l'image est enfin - un peu - reconnue.

Car oui la musique ne fait pas tout mais elle participe à un tout (et l'analogie avec l'édition littéraire est ici flagrante, la fameuse collection blanche de Gallimard ayant sclérosé pendant des années en France toute tentative de rendre l'objet livre attirant non seulement pour son contenu mais aussi pour son contenant). À tel point que personne ou presque ne pourrait citer les noms des designers ayant oeuvré sur les livres ou les disques les plus marquants des dernières décennies. Qui connait The Designers Republic, le studio qui œuvre depuis plusieurs années à l'image de Warp Records ou du dernier Aphex Twin ? Qui connait Surface to Air, le studio derrière les visuels de Justice, Kavinsky, Jamaica ? Qui sait que c'est le même typographe (Oswald Bruce Cooper en 1921) qui a créé la police Cooper Black utilisée tour à tour par les Beach Boys ou les Doors ?

Qui connaît Elzo Durt, le graphiste et illustrateur du label Born Bad ?

Pourtant, l'histoire de la musique et du graphisme sont jalonnés par ces images qui ont révélé, suggéré – avant même l'écoute – la musique d'un artiste, d'un groupe, d'un label. Le choix d'un visuel (communément appelé « artwork »), le choix d'une typographie, d'une photo, d'un jeu de couleurs... ont marqué des époques, des esthétiques musicales entières. Tel le très jazz Blue Note créé en 1939 qui réédite ces temps-ci 100 titres en vinyle (ainsi q'un livre retraçant son épopée visuelle)« […] Le choix de la musique n'explique pas tout. Coproducteur mais photographe de formation, Wolff passe de longues heures avec les musiciens en studio. Ses clichés noirs et blancs [...] servent ensuite de matière première au graphiste Reid Miles. Ce dernier réalise des centaines de pochettes pour le label. Ses choix de couleurs, l'utilisation des polices et ses audaces de mise en scène paraissent encore aujourd'hui formidablement modernes. » (L'Obs, 21 novembre 2014). Même vision des choses pour Leif Podhajský, créateur des visuels de Tame Impala, The Falls, Bonobo, Lykke Li... : « C’est une forme particulière d’art. Je le vois comme une interprétation, une continuation visuelle de la musique. Il faut créer quelque chose qui colle aux émotions et aux idées des morceaux en une seule image afin de donner un point de départ à l’auditeur. C’est parfois la première chose qu’il associe à un groupe, alors il faut s’assurer que cela le représente correctement. » (Libération, 29 août 2014).

Une nécessité de « mettre en scène », de représenter un univers que les artistes américains, mainstream par excellence, de Lady Gaga à Pharell Williams (qui vient lui aussi de publier un livre de ses « créations et inspirations » ont intégré et digéré depuis longtemps. Beyoncé déclarait ainsi lors de la sortie de son album visuel éponyme « surprise » (« BÉYONCÉ ») en décembre 2013.

« Je vois la musique, c'est plus que ce que j'entends. Quand je suis connectée à quelque chose, je vois immédiatement un visuel ou une série d'images qui sont liées à un sentiment ou à une émotion, un souvenir de mon enfance, des pensées sur la vie, mes rêves ou mon imagination, et elles sont connectées à la musique. Je voulais que les gens entendent les chansons avec l'histoire qui est dans ma tête (...), cette vision dans mon cerveau. » (Le Monde, 13 décembre 2013).

1 MOIS ET DEMI POUR EXISTER

C'est pour la même raison que le groupe français Fauve utilise un symbole qui fait tout de suite connexion dans nos cerveaux. Son « ≠ » en est même arrivé à fonctionner comme une réminiscence, un signe de reconnaissance pour lequel ils sont allés jusqu'à imaginer une appli smartphone : Prisme. Son concept : proposer, à la manière d'Instagram, une app photo qui rajoute sur chaque cliché le « ≠ ». La vie du fan, son intimité devient véhicule de l'image du groupe. Un phénomène amplifié par l'ultra-visibilité qu'offre aujourd'hui internet pour des groupes finalement très jeunes mais qui ont très bien compris l’importance d’être visibles dans une société hypra-communicante.

Stéphane Espinosa, directeur du label East West (rebaptisé Parlophone France en mars dernier : Brodinski, François & the Atlas Mountains...) ne disait pas autre chose dans son interview accordée en février 2013 à Libération: « Les gamins découvrent les artistes par YouTube, en concert ; on doit donc soigner l’image dès ces premiers stades ». L'image, la fameuse image. L'identité dite « visuelle ». Dernièrement à Nantes lors d'une rencontre à Trempolino, Florian Leroy, ex-Naïve, aujourd'hui chez le label Pop Noire et Yalta (relations presse et/ou management de Rich Aucoin, Le Vasco, The Black Angels...) racontait son expérience avec Lescop. Selon lui, une fois l'emballement médiatique lancé dans cette concurrence infernale de l'industrie du disque, ne reste aujourd'hui qu'un mois, un mois et demi pour faire parler de soi. Pas le temps d'improviser. L'image de Lescop a ainsi été travaillée par un DA image et par l'utilisation d'une sorte de logo, illisible pour le commun des mortels, sauf pour le fan. Un écusson qui deviendra le signe fort, une fois réduit à une simple forme géométrique – une étoile – du nouveau disque de Lescop prévu pour 2015. Un « coup » de communication dont il faudra tirer le meilleur parti : sur les ventes de disques (peu lucratives), les produits dérivés (un peu lucratifs) et le live (lucratif).

MERCH OU CRÈVE

Voilà le nœud, comment faire de la promotion pour des groupes dits « indépendants » dans un secteur très concurrentiel en restant « honnêtes » ? Sans que l'image ne devienne une marque avec tout son côté mercantile. Sans que les tables de merch (très lucratives) ne se muent en rayons de supermarché (il existe même un classement des 20 pièces de merchandising les plus rentables et un groupe leader dans le domaine : KISS avec 3000 références produits: whisky Mogwai, cire pour cheveux de Mustang, et pédale de guitare/clé USB.

Comment s'affranchir de ces codes ? L'un des champions de ce paradigme qui consiste à parler de soi en étant sincère – sans oublier une dose de marketing « direct » et un certain retour en force des beaux objets pour fans (vinyles, textiles, badges...) – s'appelle 20syl. Il réalise lui même son identité visuelle, jusqu'à concevoir en merch ses propres skates pour la sortie de son dernier album « Kodama » dont l'artwork représente une pièce de jeu d'échec en forme de zèbre.

L'AUTEUR

Benjamin Reverdy est responsable de communication à Trempolino et formateur, passionné par le design éditorial en général, et par l'identité visuelle dans l'édition littéraire et la musique plus particulièrement.