« La musique a cette faculté de nous amener dans d'autres réalités » - interview d'Alain Damasio
C’est une connexion. Celle entre Alain Damasio, l’un des plus grands auteurs de science-fiction français, et Yan Péchin, musicien prolifique, collaborateur de Brigitte Fontaine, ou Bashung. C’est aussi celle entre littérature de science-fiction et rock, pour former un univers hybride. Mais cette rencontre n’a rien de fortuit, tant musique et SF ont toujours entretenu un dialogue fécond. En amont de son concert le 11 mars, Alain Damasio nous aide à comprendre ces rapports.
La musique peut-elle, en elle-même, exprimer des concepts de science-fiction ?
A. D. : Le premier exemple qui me vient est assez kitsch, mais il a bercé mon enfance : c’est Jean-Michel Jarre, les albums Oxygène et Equinoxe. Avec cette musique, les synthés, les lasers pendant les concerts, j'étais en vaisseau spatial et j'explorais les planètes lointaines. Je pense aussi à tout le courant du glitch, qui connote vraiment le bug dans la matrice. Quand tu as ce son d'une machine qui déconne, et que tu en fais un gimmick, c'est proprement SF. Cela fonctionne surtout en musique électronique, grâce au synthétiseur. C'est comme le transhumanisme de la musique : tu peux améliorer, booster, greffer, remplacer. Avec des instruments analogiques comme le fait Yan Péchin, il y a un côté très organique, ce qui fait qu'on est moins immédiatement dans la science-fiction. En revanche, il a tout un ensemble de pédales d'effets, il joue sur le son, le travaille. Donc il y a quand même une dimension technologique qui vient distordre la musique, lui donner une autre direction. De plus, il sait très bien produire des nappes très planantes, qui te tirent vers l'espace intersidéral.
« Quand tu as ce son d'une machine qui déconne, et que tu en fais un gimmick, c'est proprement SF. »
On observe une constance de la fascination SF chez les musiciens, dès les années 50, puis David Bowie, la techno de Detroit, jusqu'aux rappeurs d'aujourd'hui. Comment peut-on l’expliquer ?
A. D. : On dit souvent que la science-fiction est un genre mineur. Mais c'est un genre extrêmement populaire, dès les origines, avec un très large public. Et quand tu vois les blockbusters d'aujourd'hui, il y a énormément de science-fiction, que ce soit en films, comics, jeux vidéo, etc. Donc quand tu viens de la culture populaire, et c’est le cas du rock, c'est normal d'être nourri, traversé, par ce genre. Après, il y a sûrement d'autres raisons qui expliquent cette influence. Par exemple une connexion avec l’idée de déformation du réel, particulièrement dans les années 70. Les réalités parallèles, le réel distordu, c’est très présent chez Philip K. Dick notamment. Et les musicien·nes, à travers les psychotropes de l’époque, rentrent vite dans cette dimension là.
Comment écoute-t-on de la musique comme de la science-fiction ?
A. D. : Comme tous les arts, mais avec évidemment une spécificité propre, la musique a cette faculté de nous amener dans d'autres réalités. Je pense à un artiste qui m'a beaucoup inspiré pendant l'écriture des Furtifs, qui s'appelle Roly Porter, un musicien anglais qui fait une électro atmosphérique, avec des côtés noise. Quand je l'écoute, je suis dans des villes du futur en guerre. Il y a une capacité à construire des paysages sonores qui sont proprement science-fictifs. Et c'est ce qu'a fait Jean-Michel Jarre au départ : nous amener dans une autre dimension.
Si on aborde la question dans le sens inverse, comment la musique s’intègre-t-elle dans la littérature de science-fiction ? Comment représenter la musique d'un univers futuriste ?
A. D. : Je l'avais fait sur mon premier roman, La Zone du Dehors [Cylibris, 1999] : créer un genre musical de l’année 2095 que j'avais appelé radrock, un rock radioactif. L’idée d’écrire des musiques différentes ne me pose pas vraiment de problème. Parce que pour moi, la littérature est l'art le plus immédiatement proche de la musique, c’est un art de la durée. Les ponctuations, les virgules, la syntaxe, c'est du rythme. Donc la musique est l’art le plus facile à traduire en littérature. Mallarmé avait fait une conférence intitulée "La musique et les lettres", où il disait que "la musique est un cas particulier de la littérature". J'adore ! Et j'en suis convaincu : avant même que les humains aient produit de la musique, l'idée est venue du langage, du cri, de la manière de rythmer des alertes. La musique découle de la littérature, à mes yeux.
« L’idée d’écrire des musiques différentes ne me pose pas vraiment de problème. Parce que pour moi, la littérature est l'art le plus immédiatement proche de la musique, c’est un art de la durée. »
Science-fiction et musique ont-elles un rôle politique commun ?
A. D. : Oui, je pense. En lisant Deleuze, une chose m'a marqué. Pour lui, la pop music (et cela s'applique parfaitement au rock, à l'électro, ou au rap) disperse dans le champ social des sortes de molécules, qui vont fédérer, magnétiser un certain type de ressenti. C'est là le rôle politique fort de la musique : elle produit des affects particuliers chez des millions de gens. Et la politique, c'est avant tout une mobilisation des affects. Pour schématiser, quand on mobilise la peur, on va inciter un vote de droite dure, sécuritaire, xénophobe. Le rock, lui, aimante une énergie colossale d'explosion ou de colère. Dans le punk, ou encore dans le rap, il y a des affects qui sont authentiquement révolutionnaires. Et les musiques qui transmettent des affects révolutionnaires ont une orientation vers l'avenir, une idée de transformation politique. L'affect révolutionnaire dit en toi : je peux changer ce putain de monde. Et cela rejoint la SF, dont la portée politique est évidente. À partir du moment où tu travailles sur le futur, tu préemptes des directions sociales et politiques très fortes.
Cette connexion se ressent-elle dans votre concert ?
A. D. : La première partie est plus intimiste, mais à peu près à la moitié, je bascule vers quelque chose de très politique, avec une sorte de slam final. Le cumul de ce qui est dit en SF, de ce qui est dit politiquement, et de ce que fait Yan, qui est une musique très énergique qui véhicule énormément d'affects, cela produit quelque chose. Le plus beau retour que j'aie eu, après un concert, c'est quand on m’a dit "j'ai envie de tout défoncer". Je suis sur scène pour ça, transmettre une énergie de transformation. Une énergie immédiate.
Propos recueillis par Antoine Gailhanou