Écologie, effondrement et création - Quand l’avenir de la planète inspire les artistes
Comment l’écologie et l’effondrement se traduisent-ils dans la création contemporaine ? Performances, installations, théâtre ou danse, que nous racontent les artistes ? En quoi la création numérique, par sa nature et ses singularités, est-elle sensible à ces sujets ?
Adrien Cornelissen
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux
Effondrement ou collapsologie
De quoi parle-t-on ?
- La notion d’effondrement renvoie au processus mondial et systémique à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, santé, énergie, transport, …) ne sont plus garantis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ;
- La collapsologie étudie scientifiquement l’effondrement qui proviendrait de la conjonction de différentes crises : environnementale, énergétique, économique, ... La collapsologie est donc un exercice transdisciplinaire enrichi par des spécialistes venus de tous horizons : économie, sociologie, politique, agriculture, santé, … Elle est amplifiée en France par les voix de Pablo Servigne (philosophe), Raphaël Stevens (chercheur) ou Yves Cochet (homme politique français et ex-ministre de l’environnement), tous réunis au sein de l’Institut Momentum, un laboratoire d’idées en réponse à l’effondrement.
L’humanité est face à une crise qu’elle a elle-même provoquée : disparition de la biodiversité et dérèglement climatique sont devenus une réalité palpable engendrant catastrophes sociales et économiques. Entrée dans le langage courant, la notion d’anthropocène résume ce constat : elle qualifie notre époque où l’impact de l’Homme sur son environnement est plus important que les forces géologiques existantes. Les théories liées à l’effondrement de notre civilisation, notamment la collapsologie, foisonnent logiquement et trouvent un écho auprès de cercles intellectuels ou du grand public.
L’heure n’est donc plus au climato-scepticisme, du moins pour une génération écologiste persuadée de pouvoir influer sur la destinée du vivant. Dans un système mondial, les artistes, dont certains revendiquent une pratique militante et activiste, ont un rôle à jouer : ils permettent une compréhension des enjeux et offrent une interprétation – parfois malgré eux – du présent et du monde à venir.
Une prise de conscience relative
Un lieu commun voudrait que l’art soit le reflet de notre société. L’idée d’une conscience écologique massive dans le monde de la création est pourtant à nuancer. Paul Ardenne, historien de l’art, commissaire d’exposition et auteur du livre Un art écologique : création plasticienne et anthropocène (Éditions Le Bord de l’eau), précise que “les formes d’arts écologiques existent depuis les années 60’ mais restent très minoritaires. Il n’y a pas de corrélation avec l’urgence actuelle ou avec la médiatisation du sujet”.
Au regard du nombre d’expositions d’ampleur autour de l’écologie et de l’effondrement, difficile de contredire ce point de vue. Paul Ardenne complète ce propos : “Le sujet n’a quasiment jamais été présenté, ni en France ni à l’étranger. Le genre, le corps, les médias ou la publicité sont des thèmes maintes fois explorés, pas l’écologie et l’effondrement”. Notons cahin-caha des expositions caressant ces thématiques comme Jusqu’ici tout va bien présentée au Centquatre à Paris en 2019 ou Exo-Evolution présentée au ZKM de Karlsruhe en 2015 invitant à voyager vers des futurs plus ou moins désirables du post-humanisme.
Cependant, si la conscience écologique dans le monde artistique semble à la marge, des initiatives remarquables voient le jour comme le Prix COAL Art et Environnement récompensant annuellement des œuvres variées autour d’un thème écologique. En 2019, ce dernier était intitulé “Climat, catastrophes et déplacements” ; en 2020 il est consacré à “L’érosion de la biodiversité”.
Un manque de cohérence ?
Signalons par ailleurs l’absence de cohérence de quelques artistes cherchant à dénoncer les agissements des uns, tout en proposant des créations considérées comme des inepties écologiques. Exemple avec la controversée Ice Watch de l’Islandais-Danois Olafur Eliasson. L’installation, plébiscitée à Paris, Londres ou Copenhague, sensibilise au réchauffement climatique en disposant une dizaine de fragments d’un fjord du Groenland fatalement voués à fondre sous les latitudes des pays occidentaux. Une installation choc… autant que son empreinte carbone ?
Ce rapport entre efficacité du message artistique et “coût écologique” doit désormais se poser. En particulier dans le champ de la création numérique, là où les nouvelles technologies gourmandes en énergie et en matériaux occupent une place incontournable. Les liens entre développement durable et créations numériques ont fait l’objet d’un article dans la Revue AS 219. Le journaliste Maxence Grugier y analysait les principaux enjeux et y recensait un panel intéressant de démarches créatives éco-conscientes (low tech, tendance do it yourself et makers, bio art, …).
Une célébration de la nature
Heureusement donc, une partie de la communauté artistique est influencée par ces théories et nous offre une lecture plurielle de l’état du monde. Faisons mention des artistes qui, depuis des temps immémoriaux – auteurs de peintures rupestres ou d’œuvres destinées aux cérémonies païennes – célèbrent les beautés de la nature et dont les valeurs écologiques pourraient aujourd’hui sembler éminemment progressistes.
Leurs héritiers contemporains réinterprètent ce discours en reproduisant la splendeur des phénomènes naturels. Cette mise en forme est parfois explicite, comme les célèbres sculptures vaporeuses de Fujiko Nakaya, changeantes au contact de l’environnement, ou comme dans l’installation The Limitations of Logic and the Absence of Absolute Certainty du Britannique Alistair McClymont. L’artiste s’attache ainsi à reconstituer des tornades de quelques mètres, faites de fumées et d’eau, apparaissant et disparaissant selon la volonté d’une nature mystérieuse. Hicham Berrada s’inscrit également dans cette veine. Ses performances et installations, mêlant son et vidéo, explorent des protocoles scientifiques imitant au plus près différents processus naturels et conditions climatiques. À travers une succession de manipulations de produits chimiques tels que des silicates, des carbonates et des sulfates que l’artiste précipite dans des cuves en verre, des paysages oniriques se dessinent et révèlent une beauté cachée du monde.
Ces célébrations de la nature peuvent bien sûr prendre des formes plus abstraites comme dans l’installation tele-present wind de l’Américain David Bowen où quarante-deux branches de plantes séchées, montées sur des tiges métalliques, produisent une chorégraphie en fonction du vent capté en temps réel dans l’État du Minnesota. Une réinterprétation décalée des phénomènes physiques.
Des artistes lanceurs d’alerte
Parallèlement, une génération de créateurs, inquiète à l’égard de la planète et de son destin, invite à prendre la mesure de l’urgence et se mue en lanceurs d’alerte. Ces artistes mettent en lumière l’absurdité des systèmes en place avec un objectif avoué de sensibilisation des publics. Une prise de position qui peut aborder différents thèmes avec une tonalité plus ou moins défaitiste.
La Waterlicht de Daan Roosegaarde, architecte et designer néerlandais mondialement reconnu, attire l’attention sur les risques de montée des eaux dans les zones urbaines densément peuplées et situées en dessous du niveau de la mer. Grâce à un dispositif de lasers installé dans des grands espaces publics, une vague de lumière bleue flotte, de façon poétique, au-dessus de la tête des passants, matérialisant ainsi le résultat des inondations annoncées.
Le Français Thomas Garnier critique plus durement les effets de la globalisation en s’attaquant à l’urbanisation et au phénomène croissant des villes fantômes (notamment en Chine). L’installation multimédia Cénotaphe reproduit, à l’échelle d’une maquette, la construction d’une ville, passant du chantier aux ruines. Cette cité expérimentale, disposée dans un aquarium, est divisée en deux sections : en haut, des bâtiments et des grues superposant à l’infini des blocs de béton ; sous la surface, un deuxième paysage apparaît, dans lequel s’amassent les rebuts de production. Des images sont enregistrées et diffusées au public présent. Comme une annonce prémonitoire de notre monde délité ?
Un art solutionniste
L’écologie et l’effondrement offrent ainsi de multiples sources d’inspiration. Certains artistes endossent aisément un costume d’activiste et proposent des solutions pour penser, réparer ou reconstruire le monde.
Le travail de Maria Lucia Cruz Correia se situe dans cette lignée. Avec The age of anthropocene: evolutionary perspective on future law regarding climate change ou Voice of Nature: The Trial, l’artiste belgo-portugaise épingle des sociétés pollueuses en dressant leur procès pénal. Une mise en scène réaliste, où magistrats et avocats débattent de la culpabilité des prévenus, met en avant la notion d’écocide visant à sa reconnaissance en tant que crime contre l’humanité. Dans ses longues performances théâtrales et vidéos, Maria Lucia Cruz Correia envisage différents aspects législatifs de la relation entre la nature et les êtres humains. Une fiction en passe d’être dépassée par la réalité : aujourd’hui, des procès de multinationales ou d’États sont intentés par des citoyens aux quatre coins du monde pour inaction climatique, voire pour écocide.
D’autres créateurs s’autorisent une réflexion prospective en intégrant notamment le vivant dans leurs oeuvres. C’est le cas de la Néerlandaise Teresa Van Dongen et de son installation lumineuse Electric Life entièrement alimentée par des micro-organismes excrétant continuellement des électrons dans leur métabolisme. Cette œuvre vivante, qui chaque semaine doit être nourrie d'eau et de nutriments, envisage une relation étroite entre la source lumineuse et son propriétaire.
Car l’un des sujets centraux liés à l’effondrement est bien d’imaginer un nouveau rapport entre les êtres. Rocio Berenguer, artiste chorégraphe espagnole et auteure d’un traité de droits inter-espèces, avoue “ressentir un besoin de nouveaux imaginaires qui donnent envie et ouvrent les champs des possibles”. Dans son projet G5, présenté en 2020 à Stereolux, composé d’un spectacle éponyme, d’une performance (Coexistence) et d’une installation (Lithosys), l’artiste va même au-delà. Elle met en scène une pièce post-anthropocène dans laquelle l’humain est mis à niveau des représentants des règnes végétal et animal mais aussi minéral et mécanique. Quel système ou langage universel peut rendre possible un débat entre toutes ces entités ? Quelles sont les revendications de ces différents règnes ?
Une extinction inéluctable ?
Une poignée d’artistes adopte une vision définitive et tranchée, évoquant ainsi la théorie de l’extinction. C’est le cas du Franco-Canadien Grégory Chatonsky qui en a fait le cœur de son projet artistique. “La collapsologie questionne de façon insuffisante la survie du vivant : ce qui s’effondrerait, c’est un décor autour de nous. Or l’extinction de la vie est devenue très crédible. L’humanité disparaîtra pour une raison ou une autre. Nous sommes victimes d’hypermnésie, ayant une mémoire collective immensément détaillée et pourtant incapable de construire un futur viable.”
L’artiste précise sa pensée : “L’émergence du Web des années 2000 a permis une accumulation phénoménale des données. Mon travail consiste à mettre en récit ces données issues par exemple des réseaux sociaux. J’ai le sentiment que cette mémoire collective est une anticipation inconsciente de notre disparition”. Son installation évolutive Seconde Earth, générée à partir de milliers de données piochées sur Internet (oeuvre présentée au Palais de Tokyo en 2019), est d’ailleurs une sorte de monument mortuaire dédié à la mémoire de l’espèce humaine éteinte, jouant le rôle d’une planète de substitution dérivant dans le silence de l’espace.
Les singularités du numérique
Bien que l’écologie et l’effondrement ne soient pas la chasse gardée des artistes numériques, ces derniers s’avèrent particulièrement sensibles et prolifiques. Peut-être par la nature même des médias numériques utilisés ?
Les origines de l’art numérique sont en effet une des explications plausibles, tant il existe une fascination notable pour les défaillances techniques, les bugs électroniques ou les virus informatiques, en résumé, aux jeux du détournement et du hacking numérique. Dans les années 90’ et pendant plus d’une décennie, cela se matérialise par l’émergence de la culture du glitch art où l’esthétisation de bugs informatiques devient le moteur des créations visuelles.
On retrouve également dans l’obsolescence des médias numériques un dysfonctionnement qui illustre parfaitement les prémices d’un effondrement. Dans les années 2000, la rétromania additionnée à la désillusion d’une révolution sociale par les innovations technologiques n’ont fait que susciter un intérêt croissant pour l’archéologie des médias numériques qui trouve ainsi toute sa place dans le débat. “La notion d'archéologie renvoie nécessairement à une temporalité dans laquelle nos sociétés et leurs fonctionnements auraient disparu”, explique Quentin Destieu, artiste français, référence dans ce champ artistique.
Enfin, ajoutons que l’écologie, comme la collapsologie, nécessite une approche systémique. Les phénomènes engendrés par le dérèglement climatique –déforestation, pollution des océans, réchauffement des climats, ... – sont difficilement modélisables par un savoir unique et des capacités cognitives individuelles. L'interdisciplinarité artistique – comme le prouve la mouvance art/science – est donc de mise. Au centre de ces collaborations, le numérique a plus que jamais une place privilégiée.
Finalement, si les prises de position divergent ça et là, les artistes contemporains – et particulièrement ceux usant des médias numériques – participent à la lecture des crises vécues et à venir. Ils narrent un monde malade, à l’aube d’un effondrement aussi inéluctable qu’imprévisible. Tantôt utopiques, tantôt dystopiques, les futurs imaginés forment ensemble un vaste récit, riche de probabilités et de scénarios. Comme souvent, seul le temps nous livrera sa vérité… En espérant sincèrement que les êtres vivants soient toujours dans les petits papiers du destin.
Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°231
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.