L’intelligence artificielle en art
Devenue un phénomène sociétal, l’intelligence artificielle est souvent utilisée à des fins médiatiques spectaculaires et peu appropriées. Si l’un des rôles des artistes est de poser un regard singulier sur les événements sociaux-techniques qui agitent notre époque, alors ceux qui se situent au croisement des arts et des sciences sont certainement au bon endroit pour participer à la création d’œuvres pertinentes et fascinantes en phase avec le monde dans lequel nous vivons. Contre le mythe des algorithmes “peintres” et pour la vraie création : panorama des avancées de la recherche en art et des nouveaux croisements entre intelligence artificielle et pratiques artistiques.
Par Maxence Grugier
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux
N. B. : Pour des raisons pratiques, il est entendu que nous parlerons d’“intelligence artificielle” alors qu’il faudrait en réalité parler de “systèmes d’apprentissage”, “d’agents informatiques avancés” ou “d’automation algorithmique”.
À l’origine des nombreux débats scientifiques, philosophiques et sémantiques qui émergent dans notre société depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) reste un domaine mal compris, mal connu et surtout mal appréhendé. Victime de sa vulgarisation (il n’existe pas “d’intelligence” artificielle à proprement parler), le sujet, très vaste, est à la fois matière à engouement et vecteur d’angoisse (ou de moquerie, parfois bien compréhensible au vu de la manière dont il est traité). À l’occasion d’un reportage sur l’exposition mêlant art et intelligence artificielle, AI: More than Human, qui a eu lieu au Barbican Center à Londres en 2019, on a pu lire par exemple dans le journal britannique The Guardian qu’“en la matière on a pu voir des fourmis dotées de plus de conscience de soi”(1). Bien sûr, l’arrivée des techniques scientifiques et de la recherche de pointe dans le domaine de la création artistique pose de nombreuses questions, mais cette réaction prouve surtout que l’auteur de l’article n’a pas pris le temps de saisir la totalité des enjeux compris dans le fait que les artistes aussi s’emparent de ces technologies complexes. Que ce soit à des fins ludiques et/ou critiques, relevant de l’exploitation d’un imaginaire collectif ou en utilisant des données scientifiques dans un but artistique, le regard des artistes sur la question est essentiel. À la fois sujet et objet de la recherche en art, l’IA (et ses mythes) ne peut que se trouver grandie par l’intérêt des créatifs à se l’approprier. Idem pour la pratique artistique qui, au contact de la science, s’ouvre à des questions philosophiques majeures, tout en inventant de nouvelles esthétiques, en créant du jamais vu et du jamais vécu. De nombreux événements valorisent d’ailleurs cette mixité, comme on a pu le voir encore une fois cette année à EXPERIMENTA(2), la Biennale Arts Sciences qui se tenait à Grenoble du 11 au 21 février 2020, ou encore du 26 au 27 février dernier, à l’occasion du Forum Vertigo qui avait pour thème “AI et création artistique”, proposé à Paris par l’Ircam(3). Deux rendez-vous qui mettaient à l’honneur les relations arts/sciences et présentaient des œuvres où s’exprimaient les préoccupations les plus contemporaines en matière de croisements “intelligence artificielle et pratiques artistiques”.
L’intelligence en question
Abandonnons l’idée d’une IA humanisée, capable de sentiments et d’émotions. Il n’y a que dans les romans et les films de science-fiction que cela existe. Dans ce domaine, les chercheurs sont quasiment tous formels : ce n’est pas près d’arriver. L’intelligence est un concept vaste (et pas seulement humain) qui prend en compte les souvenirs, la capacité à s’adapter à un contexte, le temps de réaction à un événement, le sens de l’initiative, le sens de l’histoire, … Toutes choses que ne possèdent pas les technologies de l’IA, du moins pas naturellement. Il est également rare et difficile de se tenir informé avec exactitude dans ce domaine qui comprend de nombreux sous-domaines. Même face à des chercheurs et des “spécialistes”, il faut toujours supposer qu’ils ne savent pas tout sur le domaine concerné. Plus important encore, si quelqu’un dit qu’il en sait “beaucoup” sur l’IA, il faut toujours supposer qu’il ne connaît en réalité qu’une petite partie de la discipline dans son ensemble. Car il y a les disciplines et les technologies, ce qui n’est pas exactement la même chose. Pour simplifier, signalons qu’on peut séparer l’IA en deux camps distincts : l’IA basse et l’IA haute. L’IA basse est celle qui se contente de scanner des radios de poumons gauches par exemple et de détecter, grâce à l’apprentissage machine (machine learning), des tumeurs malignes. De son côté, l’IA haute va détecter et analyser des intrusions dans un réseau ou un système et prendre des décisions de manière plus ou moins “indépendante” pour y remédier, puis faire un rapport aux responsables tout en apprenant de cet événement, un peu comme nous apprenons des moments qui rythment notre existence. Gardons cependant à l’esprit qu’aussi “autonome” qu’elle soit, l’IA n’est que le fruit de l'ingéniosité humaine. Une IA n’est qu’un programme créé par un programmeur humain. Avantage : elle nous est loyale. Inconvénient : l’IA n’est jamais neutre. Deux notions qui intéressent d’ailleurs bien des artistes qui s’emparent de plus en plus de ces questions pour réaliser des œuvres en phase avec notre époque, tout en continuant d’interroger le futur.
IA et relations arts/sciences
Même si les approches artistiques et scientifiques sont souvent très différentes (les unes participent à un imaginaire collectif et/ou individuel, basé sur une extrapolation de ce que sont réellement les technologies de l’intelligence artificielle, et les autres sur l’application concrète de ces technologies), la réunion d’artistes et de chercheurs réfléchissant autour de ce thème s’avère essentielle pour diverses raisons. Les artistes travaillent sur un imaginaire personnel qui sera par la suite assimilé par les citoyens, tout en humanisant (parfois de manière fantasque), en vulgarisant, en discutant, et plus généralement en rendant accessible des idées, des usages et des technologies nouvelles. Ils sont les véhicules de ces idées, de ces innovations, et tendent à rendre compte, à leurs manières critiques, poétiques, drôles ou détournées, de l’évolution de nos sociétés et des techniques émergentes.
De leur côté, les scientifiques, souvent plongés dans des recherches au long cours et évoluant en vase clos, peuvent s’inspirer des idées singulières des artistes et même travailler de concert sur des projets réunissant volontés créatives et expériences scientifiques, dans une démarche collaborative qui aboutira à la création d’œuvres et de projets innovants, mais aussi esthétiquement originaux. Même si on constate parfois une certaine réserve, voire une réticence affirmée de la part des scientifiques face à l’interprétation – ou les “fantasmes” – des artistes en ce qui concerne l’avènement de l’intelligence artificielle, ces rapprochements enrichissent mutuellement les disciplines et les rassemblent dans ce qui a toujours été le point commun des arts et des sciences : la maîtrise technique en vue de la diffusion d’idées.
Visions artistiques et scientifiques
Les artistes ne cultivent évidemment pas les mêmes intérêts que les chercheurs. D’un côté, ceux-ci évoquent volontiers les fictions de dialogue avec la machine, ou de machines pensantes douées de morale, d’empathie ou de sentiments. Ils se font l’écho de la peur de la conquête des machines sur l’homme, du besoin d’humaniser la technologie, voire de la diviniser. De l’autre, les scientifiques développent une approche pragmatique, celle de la création d’agents informatiques avancés, dans des cadres bien définis comme la recherche, la santé, l’éducation, la finance et la compréhension des systèmes experts dédiés. Des buts concrets, comportant des études des moyens matériels, de mise en place de ces technologies, d’impact, de coût, de temporalité de recherche très différente de la temporalité de création artistique. Pourtant, on retrouve dans ces deux domaines d’étonnants questionnements communs : l’échange et la collecte d’informations, la quête de l’empathie, l’humain augmenté, l’évolution de la relation homme/machine, la délégation des tâches, la démystification des mythes scientifiques. Au niveau des process, on constate également une même volonté d’expérimentation et parfois une même volonté d’évolution des usages. Ainsi, avec IAgotchi, présenté à la Biennale Arts Sciences EXPERIMENTA de Grenoble, l’artiste pluridisciplinaire Rocio Berenguer crée un dialogue entre l’humain et la machine et prolonge le questionnement sur l’altérité grâce à cet objet artistique dérivé du Tamagotchi. D’un aspect organique (même si conçues en silicone), les différentes incarnations de IAgotchi poussent à l’empathie et provoquent de nombreuses émotions, parfois contradictoires. Tactil(e), on s’en empare, on lui parle, il/elle répond en temps réel, en utilisant ses capacités d’apprentissage. La conversation s’établit et, aussi informés que nous soyons, nous voilà qui nous demandons si la technologie n’est pas en train de s’humaniser sous nos yeux ! Réalisée en collaboration avec Benoît Favre, chercheur au LIS (Laboratoire d’informatique et systèmes, Marseille), Gaël de Chalendar et Fréjus Laleye du CEA/SACLAY-LIST (Laboratoire d’analyse sémantique), IAgotchi est une œuvre émouvante, en constante évolution, qui repousse les frontières de la science appliquée en art.
IA en art : sujet et objet
Une des singularités du croisement entre IA et pratiques créatives tient dans la double casquette de l’IA elle-même, à la fois objet et sujet des préoccupations des artistes. Deux exemples : Mosaic Virus de la Britannique Anna Ridler, artiste et chercheuse dans le domaine du big data(4), et Speculative Artificial Intelligence de l’Allemand Birk Schmithüsen, artiste audiovisuel et fondateur du collectif d’artistes ArtesMobiles. Les deux œuvres, également présentées à EXPERIMENTA, utilisent des techniques propres à l’IA pour “faire œuvre”. Mosaic Virus dessine un parallèle historique et poétique entre la “tulipe mania” qui a secoué les Pays-Bas et l’Europe à la Renaissance, avec la spéculation mondiale actuelle autour des crypto-monnaies (Bitcoin, …) dans un travail vidéo généré par une intelligence artificielle qui analyse, recoupe et utilise ces données. Sur trois écrans on peut voir une tulipe en bouton, en fleurs ou à demi ouverte, comme une version “2.0” des natures mortes néerlandaises de l’époque. L'apparence de la tulipe, elle, est contrôlée par le prix du Bitcoin et “Mosaic” est le nom du virus qui cause les rayures dans un pétale et augmente en 1630 la désirabilité des tulipes tout en provoquant la spéculation. Dans Speculative Artificial Intelligence, deux intelligences artificielles incarnées par des machines d’aspects sculpturales extraterrestres “conversent” entre elles à l’aide de sons et d’images. Basées sur les recherches actuelles en matière de langage intrinsèque à la machine, les deux intelligences artificielles ont été créées à partir d’un dictionnaire de mots usuels traduits en signaux sonores et visuels. Ces deux œuvres étudient les relations possibles entre théories, outils et technologies de la recherche en IA et créations artistiques. Ici, les techniques scientifiques sont mises au service des artistes tout en servant de supports qui, au final, accouchent d’esthétiques originales. Les datas sont les pinceaux de Ridler et la programmation machine est le burin – ou la gouge – de Schmithüsen.
Regard critique, regards obliques
L’art a souvent tiré la sonnette d’alarme en ce qui concerne l’emprise des machines sur notre monde. Difficile donc de ne pas voir une certaine forme d’ironie dans cette réappropriation des machines par les artistes. Une réappropriation bel et bien orchestrée par l’humain. Impossible également de passer totalement sur une hypothétique “révolte des machines” régulièrement annoncée. Que penser alors des médias qui nous présentent ces “machines artistes” ou ces logiciels “créateurs d’œuvres d’art” ? Passons sur les errements de l’IA en art. Le mirage Google DeepDream a fait long feu(5). Le sensible et la compréhension des enjeux scientifiques par les artistes d’aujourd’hui sont certainement les méthodes les plus appropriées pour établir des relations sereines avec l’ensemble du champ de l’IA et la façon dont ses problématiques impacteront notre société dans le futur. Souvent critiques face aux modèles dits “normatifs” de l’IA (du machine learning ou du deep learning, des applications destinées à la reconnaissance faciale, …), les artistes développent des pratiques inédites, posent des questions pertinentes et construisent également une position teintée d’ironie. L’automatisation, dénoncée comme aliénante et dénaturante dès la fin du XVIIIe siècle durant la première révolution industrielle, réinterrogée dans le cadre de la production artistique en 1936 par le philosophe, historien de l’art, critique littéraire et critique d'art Walter Benjamin, est également la cible des artistes contemporains. C’est le cas d’Adam Basanta qui présente, avec All We’d Ever Need Is One Another, une “IA artiste autonome” qui est également un studio de production artistique fonctionnant indépendamment de l’intervention humaine grâce à la diligence de deux scanners, d’une série d’algorithmes allant piocher dans les bases de données des fonds des grands musées internationaux et de la complicité du public et du marché de l’art prêt à tout accepter quand il s’agit de nouveauté. Avec cette œuvre, à la fois pertinente et hilarante, Basanta propose un point de vue (auto)critique et constructif à part égale, sur l’automatisation et le futur (qui sait ?) de l’art.
All We’d Ever Need Is One Another - Photo © Adam Basanta
Les artistes étant les êtres curieux que l’on sait, ils n’ont certainement pas fini de se pencher sur ce qui fait évoluer le monde dans lequel nous vivons. En matière d’événements, la mise en avant de la technique et de la science étant ce qu’elle est aujourd’hui, gageons qu’ils continueront de se pencher sur le sujet. L’ensemble des actions et des travaux dans le domaine de la relation IA et pratiques artistiques étant trop riche pour tous les évoquer dans un seul article (citons tout de même Soft Love de Frédéric Deslias et sa délicieuse relation amoureuse entre une IA et sa propriétaire, ou encore le très drôle Predictive Art Bot de Nicolas Maigret/Disnovation(6), une machine à inventer des concepts artistiques du futur en se basant sur le flux des données d’informations mondialisées, …), nous nous contenterons donc de conclure que le mariage entre IA et art n’est pas qu’une question de raison mais bien une histoire d’amour en devenir, une relation au long cours qui accouchera, n’en doutons pas, d’œuvres troublantes ou étonnantes, et prêtant aux débats.
(1) www.theguardian.com/artanddesign/2019/may/15/ai-more-than-human-review-barbican-artificial-intelligence?
(2) www.experimenta.fr/
(3) vertigo.ircam.fr/
(4) Big data, ou “mégadonnées” (ou encore données massives) désigne un ensemble très volumineux de données qui compose les bases de données informationnelle mondiales : échanges de messages, flux financiers, signaux GPS, …
(5) Google DeepDream : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/07/09/on-a-teste-pour-vous-deep-dream-la-machine-a-reves-psychedeliques-de-google
(6) predictiveartbot.com
Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°230
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.