L’art post-numérique : Moment artistique paroxystique d’une époque paroxystique

Dans un contexte de course à l’innovation technologique et de « tout numérique » présenté comme le remède à tous nos maux, les artistes choisissent la « décroissance esthétique » des pratiques artistiques post-numériques. Engagé depuis quelques années, ce mouvement qui ne renie pas le numérique recentre simplement le propos sur l’acte créateur, l’œuvre, l’art enfin, dans un mouvement où la prouesse technologique s'estompe au service de l’artistique. C’est cette tendance que l’édition 2017 de Scopitone met en avant, avec une sélection d’artistes qui prennent du recul et s’inscrivent activement dans la mutation des arts dits « numériques ».

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Voilà quelques années que l’on voit s’épanouir des œuvres qui, si elles incluent toujours activement les technologies numériques contemporaines, se rapprochent néanmoins de plus en plus des origines de toutes pratiques artistiques : l’artisanat, la mécanique. Une tendance aux dispositifs, aux pièces faites d’objets de récupération qui s’inscrit dans l’histoire de l’art (dadaïsme, futurisme, art cinétique, surréalisme, art contemporain) qui répond de manière singulière à la propagande du high-tech et du « toujours plus ».

Selon Cédric Huchet, programmateur et directeur artistique « arts numériques » du festival Scopitone :

« dans le contexte global du numérique envahissant, omniprésent et permanent, il est important désormais de prendre de la hauteur et d’avoir un parti pris critique. Pour autant, à Scopitone, nous nous considérons toujours comme des acteurs proactifs du numérique et nous n’avons aucunement vocation à ne plus l’être, mais nous souhaiterions le faire différemment et un peu plus intelligemment. C’est aussi une réaction aux politiques publiques qui manquent parfois quelque peu de distance en encourageant le discours du tout numérique, dans une course en avant vers le « toujours plus », le « toujours mieux », le « toujours plus efficace » - et surtout plus rentable. C’est regrettable car cela exclut souvent la démarche personnelle, le DIY ou l’expérience. »

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The Limitations of Logic and the Absence of Absolute Certainty, Alistair McClymont 

Une mutation esthétique et engagement

Le fait est que nous assistons à une véritable mutation esthétique au sein des arts numériques. De nombreuses démarches excluent presque totalement les clichés du genre : l’écran, le pixel, la surbrillance, l’imagerie de science-fiction tendance « hyper-futur et innovation », ou l’imagerie lisse, infographique, pour laisser la place à des œuvres fortes et plus personnelles. Une nouvelle génération d’artistes s’engage, politiquement, socialement, et au niveau environnemental, en portant des œuvres qui se penchent sur les grandes questions contemporaines. Une tendance forte qui s’inscrit dans la réflexion et la monstration - autour et de - thèmes liés à la nature, au climat, au biologique, à la société. Des sujets auxquels se font écho des œuvres comme « The Limitations of Logic and the Absence of Absolute Certainty » d’Alistair McClymont, ou le « Remote Memories » de Yannick Jacquet, dans sa dimension contemplative, proposant une temporalité autre.

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Remote Memories, Yannick Jacquet

Pour Cédric Huchet,

« cette position est complètement inscrite dans la démarche post-numérique. Ce souci de l’écologie, de l’environnement, de l’impact de l’humain sur la planète, jusqu’à l’évolution de nos sociétés ou à l’Anthropocène, ces artistes s’emparent de ces sujets d’une façon de plus en plus intelligente, sans tomber dans la négation forcenée, ni la critique gratuite, dans une forme de réflexion et de militantisme qui met à profit la démarche sans négliger le résultat. Voir une pièce d’Alistair McClymont, qui parle de ces sujets, c’est toujours une vraie expérience esthétique. C’est beau, mais on sent immédiatement derrière une démarche, un propos, une intention. On peut également citer les travaux du Québécois Herman Kolgen, qui est toujours très esthétisant, et même s’il ne se reconnait pas dans une véritable démarche politique, porte sa part de message critique et de réflexion – du point de vue de l’artiste – sur le monde.»

Degrés de lecture et regard critique

Ces travaux sont d’autant plus fascinants qu’ils permettent plusieurs degrés de lecture et différentes analyses de l’œuvre, ou de la démarche de l’artiste, sans fermer les portes à la séduction ou à l’émerveillement. C’est certainement ce regard critique sur l’usage des technologies en art, qui permet ces différents degrés d’analyse, mais c’est aussi une remise en question de la façon dont nous abordions le numérique, en tant que public comme en tant qu’artiste, qui transforme le paysage des arts numériques aujourd’hui.

Cédric Huchet :

« Nous sommes passés d’un stade où un écran tactile était quasiment considéré comme un objet magique, où bouger devant une kinect était vu comme une expérience stupéfiante, à une époque, plus mature en matière d’usages par le grand public et par les artistes. L’omniprésence en art, comme dans la rue, de ces technologies a provoqué une banalisation de tout cela. Aujourd’hui cela n’intéresse plus personne de s’agiter devant un écran. C’est complètement banal aujourd’hui de faire du streaming, de proposer de l’interactivité, d’avoir une interprétation sous forme de réalité virtuelle ou de réalité augmentée. Il faut dépasser le prétexte technologique. Pour ce faire, il faudrait peut-être que cela ennuie tout le monde, afin qu’il en sorte quelque chose de vraiment original et de vraiment créatif.»

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Semi-senseless Drawing Modules, Sokanno & Yang02

Post-numérique et démarche anti-numérique 

Parmi les symptômes de « la fin de la fascination exercée par le numérique » de plus en plus d’artistes insistent donc sur le côté « artisanal », l’aspect « dispositif ». D’autres reviennent au low-tech et militent pour une ère-post-numérique qui s’érige « contre le numérique » (voir les hacktivites féminins de Hackteria ou aux travaux de la designer Alexandra Daisy Ginsberg). Une position radicale, qui entretient l’ambigüité entre renoncement de façade et usage du numérique par obligation (même les plus militants des hackers utilisent le numérique dans leurs actions) et ne réalise pas forcément que ces prises de positions sont emblématiques de l’ère post-numérique dans laquelle nous entrons.

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Table ronde «Art, design: vers une ère post-numérique? » 

Cédric Huchet, encore :

« La démarche post-numérique est lié à tout ce qui touche à l’excès, au paroxysme. Le paroxysme de l’usage du numérique, l’excès de technologie et de discours pro-technologiques. Ces moments de l’histoire donnent généralement des choses très intéressantes. C’est à la fois très dangereux. Cela fait peur. Il y a un côté apocalyptique, on pense que cela va faire disparaitre des choses, et en même temps cela touche la sensibilité la plus exacerbée des individus. Nous sommes à une époque paroxystique, qui, à mon sens, a besoin d’éprouver, de se frotter à ce genre de réflexions, à ce genre d’extrêmes, pour aboutir à un renouveau. »

Maxence Grugier
Propos recueillis auprès de Cédric Huchet