Écrans & numérique : l’addiction, on en parle ?
L’avis du Dr Bruno Rocher, psychiatre
Hôpital de jour, centre de soins ambulatoires en addictologie espace Barbara, Pôle hospitalo-universitaire psychiatrie et santé mentale du CHU de Nantes.
Que pouvez-vous nous dire sur l’addiction, et plus particulièrement l’addiction aux écrans ? Est-ce une addiction qui diffère des autres ?
Non, l’addictologie aux écrans rejoint l’addiction en général. Nous considérons d’ailleurs l’addiction comme un processus, et nous retrouvons chez les consommateurs d’écrans des points communs avec les consommateurs de drogues, d’alcool, de sexe ou achats compulsifs, de jeux d’argent, etc. Il y a là la reconnaissance d’une certaine homogénéité de l’addiction. La discipline -l’addictologie- a été formalisée en tant que discipline médicale sur ces quinze dernières années. Le terme est entré dans le manuel de classification en 2013. C’est une « maladie en devenir ». Mais le concept de « processus » est encore débattu. Les neurologues, ou les sociologues par exemple, pourront avoir une autre approche. Cependant, nous pouvons tout de même tous établir les trois points principaux de ce processus.
Quels sont-ils ?
D’abord, la centration psychique sur l’objet de l’addiction. Les consommateurs sont totalement envahis par la problématique qui les concerne. Si vous préférez, « ils ne pensent qu’à ça ». Le second point concerne la difficulté à s’en séparer. C’est un processus qui va donc prendre de plus en plus de place dans la vie quotidienne de la personne. Par exemple, un consommateur de drogue va user de tous les moyens pour pouvoir s’approvisionner, là où un joueur compulsif de jeux vidéo ira chercher en urgence un portable de secours chez le voisin si le sien vient à lui faire faux bond. Sans l’objet de son addiction, la personne peut entrer en état de crise, être saisie d’angoisse… Le dernier symptôme, c’est le fait d’emmagasiner un certain nombre de conséquences négatives, psychiques et physiques, sans s’en rendre compte. D’être dans cette obligation de faire perdurer sa conduite.
Et ces conséquences peuvent être… ?
Elles peuvent se percevoir sur la santé physique : problèmes de dos, yeux fatigués, mains douloureuses, manque de sommeil, nourriture en pointillé… Mais elles peuvent également être sociales et empiéter ainsi sur la vie sociale ou professionnelle. On observe aussi une forme d’irritabilité de la personne. Parfois ce mode de vie cache en plus une dépression.
Qui sont les patients que vous recevez en consultation ?
L’espace Barbara accueille des patients de 15 à 35 ans. La moyenne d’âge est d’environ 23 ans, et ce sont tous des garçons. Certains jouent plus de quinze heures par jour. Le patient « typique » d’une addiction aux jeux vidéo peut être un jeune homme qui a planté son école d’ingénieur ou son Bac pro informatique. Il y a quasiment toujours un lien avec l’informatique. Mais autrement, ce sont des profils assez différents. Cela va du jeune qui a fait des études supérieures au jeune marginalisé très tôt. Il faut savoir qu’en addictologie on voit seulement un patient sur dix. Ce n’est pas une population qui tend vers le soin. En six années sur l’espace Barbara j’ai dû voir 80 consultants, ce n’est pas un chiffre énorme.
Et sur les jeux eux-mêmes, quelles évolutions ?
Le jeu de rôle en ligne occupe une place majeure. Mais la dépendance à Warcraft d’il y a 8 ans a aujourd’hui laissé la place à Lol -League of Legends-. Mais nous constatons également que de plus en plus de joueurs visionnent des vidéos où d’autres joueurs jouent, pour mieux s’imprégner de leurs techniques. Certains passent donc moins de temps à jouer mais regardent des parties en streaming pendant des heures, principalement sur Twitch TV ou son application. On observe aussi l’émergence des séries. La professionnalisation du jeu vidéo pourrait également amener des jeunes à se rêver en gamers professionnels.
Que pouvez-vous dire à des parents inquiets de voir leur enfant passer beaucoup de temps devant l’écran ? Y a-t-il des signes qui doivent alerter ?
Une rupture de lien social, bien sûr, doit toujours alerter. Mais attention, il y a une différence entre l’enfant de 6 ans qui est en surconsommation ou sur-usage d’écrans et le jeune addict. Un enfant n’a pas d’addiction car il est par définition dépendant. Donc pour le jeune enfant c’est aux parents de repérer et enrayer cette surconsommation, de garder une mainmise éducative. Il est prouvé qu’une très grande stimulation trop tôt, avec des jeux inadaptés, se révèle nocive pour le cerveau en plein éveil du jeune enfant. Pour l’ado c’est différent, il est censé avoir acquis cette capacité à se débrouiller seul.
Pas d’inquiétude donc, quand un ado joue beaucoup ?
Un adolescent qui joue plusieurs heures le soir et/ou le week-end, pas de soucis. Tant que cet adolescent n’a pas de problèmes de sommeil, et qu’il semble aller bien sur le plan scolaire et social. Mais là encore c’est aux parents d’être attentifs. Le jeu peut être un refuge pour éviter des tensions familiales, un rapport au corps complexe, des soucis de communication avec les autres… Mais il faut tout de même dédramatiser l’usage du jeu vidéo, et accorder à cette pratique la reconnaissance qu’elle mérite. Cela peut être intéressant ! Le discours ambiant de la classe dirigeante reste assez négatif sur le jeu vidéo. Or il faut poser dessus un vrai regard critique et apprendre à le connaître. Les défenseurs du jeu vidéo reconnaissent qu’il faut composer patiemment avec ce nouveau média, qui n’a acquis cette importance que depuis 10-15 ans. Pour le parent, jouer avec son ado peut être une bonne solution.
Et pour ceux dont l’inquiétude ne diminue toujours pas malgré ces paroles rassurantes, que conseillez-vous ?
D’abord de passer par un échange avec leur médecin traitant. Puis, si vraiment ils souhaitent d’autres interlocuteurs, ils peuvent se rendre à la Maison des Adolescents. Enfin, parfois, une consultation avec un psychiatre peut être nécessaire. À l’espace Barbara, nous fonctionnons avec des entretiens individuels de bilan, mais aussi avec des groupes d’activités thérapeutiques, pour les gens qui souhaitent s’engager dans une démarche de changement : jeux de rôle, sport, groupes de parole… Pour démarrer le travail, il faut que le jeune reconnaisse sa difficulté, qu’il soit en mesure d’identifier le problème.
Propos recueillis par Elsa GAMBIN
Espace Barbara
9 bis rue de Bouillé, Nantes.
Tel : 02 40 20 66 40
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7 rue Julien Videment, Nantes.
Tel : 02 40 20 89 65
28, rue Henri Gautier, Saint-Nazaire.
Tel : 02 51 10 75 75.