Histoire des arts informatiques / (n°1) Le jour où IBM chanta
C'était en 1961, à Murray Hill (New Jersey) dans les locaux de Bell Laboratories. L'IBM 7094 du laboratoire se mit à chanter d'une voix entièrement synthétique un vieil air : Daisy Bell (a Bicycle Built For Two).
Laurent Mareschal
1961 / Un IBM chante Daily Bell
Cette fantomatique avancée est l'aboutissement du travail de deux équipes de Bell Labs : celle de John Larry Kelly Jr qui se consacrait à la synthèse vocale et celle de Max Matthews. Véritable pionnier que ce Max Matthews. Ingénieur formé au MIT, il développe en 1957 le programme MUSIC. Le premier air joué par ce programme est In a Silver Scale, une composition (de 17 secondes !) d'un des collaborateurs du laboratoire, le psychologue Newman Guttman.
1957 / Les 17 premières secondes de MUSIC aux Bell Labs
MUSIC utilise un vrai système d'échantillonnage du son, à la différence des premières expériences menées dès 1951, d'abord à Melbourne (une version de Colonel Bogey, assez proche d'un son de klaxon qu'on associerait facilement à un conducteur italien), puis à Manchester (God Save The Kingévidemment, suivi de In The Mood).
1951 / La BBC enregistre les premières notes du Ferranti Mark 1
En outre, Bell Labs est équipé d'un convertisseur de données digitales en signal analogique (un des premiers commercialisés). Anecdote révélatrice de la rareté des ressources techniques de l'époque : Max Mathews raconte qu'en 1957, l'ordinateur qu'il utilise (un IBM 704 – une bête occupant 20 m3 et vendue plusieurs millions de dollars) est installé à New-York, au siège d'IBM, et qu'il lui faut donc préparer son programme, faire une cinquantaine de kilomètres pour aller l'exécuter, revenir avec les résultats sauvegardés sur un support magnétique et les transmettre au convertisseur.
Mais surtout, la démarche de Max Matthews et de Bell Labs est beaucoup plus construite que celle de leurs prédécesseurs. La troisième version de MUSIC, achevée en 1960, formalise la première vraie approche de l'ordinateur comme instrument de musique au service d'un compositeur. Le programme permet de définir d'une part un type de son (un « instrument », obtenu par l'assemblage de fonction prédéfinies appelées Unit Generators ou UGens), d'autre part les notes, leur durée, leur hauteur … (la « partition »).
Les possibilités ouvertes sont infinies et semblent faire écho à un vœu que le compositeur John Cage exprimait au tout début des années 40 : « Bien des musiciens rêvent de boîtes technologiques compactes, desquelles tous sons perceptibles, y compris du bruit, sortiraient selon la volonté du compositeur. » (For more new sounds, 1942).
Preuve de leur détermination, Bell Labs et Max Mathews associent rapidement des compositeurs à leurs recherches.
En 1960, le laboratoire publie un disque, Music from Mathematics, qui regroupe plusieurs pièces réalisées avec MUSIC III, certaines programmées par les ingénieurs, d'autres par des musiciens - notamment David Lewin. En 1961, Bell Labs embauche le compositeur James Tenney, dont une des pièces, Noise Study, figure sur une seconde édition de Music frorm Mathematics, sortie en 1962. Le Français Jean-Claude Risset – qui dix ans plus tard, avec Max Mathews, assistera Pierre Boulez dans la création de l'IRCAM - rejoint l'équipe en 1964.
Ces collaborations orientent les travaux de Mathews vers la question de l'interface : pour ouvrir la programmation musicale à une large population de compositeurs, il faut l'abstraire de l'informatique. Avec MUSIC V, en 1968, Mathews propose une interface graphique. Ce souci de vulgarisation l'incitera également au cours de sa carrière à développer des contrôleurs, notamment un violon électronique et ,dans les années 80, le « radiodrum » (ou « radio-baton ») qui assure les fonctions d'une souris en trois dimensions.
À partir de 1968, s'appuyant sur l'augmentation des capacités de calcul des ordinateurs, Max Mathews se tourne vers le développement d'un système de composition et d'exécution en temps réel : GROOVE achevé en 1970. Mais ceci est une autre histoire.
Quant à la Daisy chantée par l'IBM 7094 en 1961, elle est passée dans la culture populaire grâce à 2001, l'odyssée de l'espace. C'est en effet cette chanson que chante le tout puissant ordinateur HAL9000 au moment de s'éteindre définitivement.
Une curiosité
Puisqu'il est ici un peu question de synthèse vocale, il serait dommage de ne pas en profiter pour mentionner la première commande de pizza par ordinateur, le 4 décembre 1974.