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J'ai testé : Entrer dans la couleur

Musique Publié le 21/03/2022

Sur la trame du roman dystopique foisonnant et nécessaire Les Furtifs, le romancier a conçu Entrer dans la couleur : une manière de rock-fiction, mêlant lecture et musique. Pour cela, il a fait appel au très inspiré guitariste et compositeur Yan Péchin, ancien compagnon de route de Bashung, également auteur pour Brigitte Fontaine et Thiéfaine (entre autres). Un de nos bénévoles de The Crew nous livre son retour de la soirée. 


C’est une salle Maxi bien remplie qui a accueilli le dernier fragment du triptyque entamé par Les Furtifs, suivi par la suite de son adaptation musicale. Fragment qualifiable en prolongement de méta-adaptation, dans la mesure où la représentation proposée met autrement en forme l’album inspiré du roman le précédent. Une vision fractale qui, au cas où elle ne serait pas conçue consciemment, ferait sans doute très plaisir à Alain Damasio. Pour l’occasion, ce dernier est accompagné du guitariste Yan Péchin ouvrant et fermant seul la proposition scénique.

Le couple formé présente en lui-même deux présences ‘d’être’ différentes. D’un côté Péchin, une silhouette grande, fine, à la longue chevelure sauvage ondulée, habillée d’une sobre chemise aux manches retroussées, logée en position assise sur la gauche de la scène, et accompagnée d’un dispositif intime de deux guitares (acoustique+électrique) soutenue par une discrète série de pédales à effets. De l’autre Damasio, lunettes et crâne chauve, t-shirt et jean noirs, le plus souvent debout dans le coin opposé, environné lui de son salutaire outil d’expression qu’est le micro à pied et d’une chaise haute anecdotique. Deux présences différentes dans le ‘faire’ aussi puisque on verra l’entité musicienne se contorsionner sur son tabouret avec une réponse droite et ponctuellement mobile du narrateur.

© Roxanne-Gauthier - Photo de Yan Péchin

La musique au rôle plutôt ambiant prend à l’occasion la première place dans une nébuleuse largement rock. La performance de Péchin est remarquable et constante de qualité avec une séquence de deuil où son jeu répond directement à la dictée de Damasio.

Les artistes sont accompagnés d’une vidéo-projection 16:9 standard offrant d’abord à voir un paysage minéral monochrome à la focale prononcée, suivi lors de « l’entrée dans la couleur » de motifs organiques en effilement, transitionnant de l’ocre au rouge. Malgré une ébauche de mise en profondeur dans la composition numérique, le parti-pris ‘vieux-monde’ de la scénographie produit un effet un peu plat qui interroge sur la potentialité non-réalisée d’une présentation physique reprenant les concepts présentés par Damasio. Pourquoi pas au minimum que l’action de la musique et/ou du texte génère la projection. La seule proposition concrète est une timide évolution colorimétrique un peu légère dans sa littéralité. La trame narrative du spectacle reprend en six grands chapitres (+ le ‘rappel’) la progression du livre Les Furtifs.

Alain Damasio contextualise progressivement son univers et la scène qui nous sera présentée en lecture musicale. Étape inévitable puisque, comme moi, une forte proportion de personnes peut être complètement étrangère au travail de l’auteur. La décision de pré-exposer chaque situation interroge sur l’intelligibilité intrinsèque de la représentation aux non initié·e·s. Pour les convaincu·es – composant la majorité du public ce soir-là –, cela devient une répétition. Le spectacle perdrait-il réellement à être simplement montré et non (sur)exposé ?

© Vidéo - France Culture : 2040 vu par l'écrivain Alain Damasio - #CulturePrime
 

Cette nécessité d’expliciter se prolonge dans la démarche critique de l’œuvre. Si on nous transmet assez tôt qu’il s’agit globalement d’un projet anticapitaliste, chaque étape du voyage est décortiquée thématiquement avant d’être lue. L’idée du roman a émergé en 2007 mais aura mis une quinzaine d’années à être réalisée ; à sa sortie en 2019, la plupart des éléments constitutifs de l’univers créé ont déjà été labourés et bien labourés dans de nombreux médias. On pourra remercier Charlie Brooker d’avoir cherché l’exhaustivité avec Black Mirror mais d’autres cousines télévisuelles comme Westworld ou Humans participent généreusement au grand corpus SF des années 2010.

Le concept même des ‘furtifs’, ces êtres invisibles mais omniprésents, tendrait en plus à déplacer le genre avancé vers la ‘science-fantasy’ dans la mesure où ils incarnent une sorte de mystère dans un monde dystopique de l’ordre de l’anticipation. Damasio situe son intrigue dans les années 2040 mais n’en fait qu’une version exagérée de notre société où les villes seraient privatisées/privatisables. L’histoire aurait-elle été fondamentalement différente si elle avait existé dans une réalité alternative de notre présent ? Parce que Damasio fait de cette grande œuvre un outil de décryptage de l’actualité en transposant en fait notre quotidien, c’est toute la qualité du genre de l’anticipation qui est perdue alors qu’elle est mise en avant assez tôt.

© Ulysse Maison d'artistes : Alain Damasio et Yan Péchin - Mai 2021 en Résidence à Figeac

L’aspect militant du spectacle prend en outre largement le dessus, alors que d’une part comme dit précédemment l’aspect dérivatif traverse tant la critique que le contexte imaginé – en plus du reste, il y a par exemple un peu du mythe d’Orphée parce que pourquoi pas après tout –; d’autre part ensuite alors que ce qui nous a été décrit comme le squelette conceptuel (les furtifs, duh ; c’est le nom du bouquin) est presque mis de côté. C’est dommage car son audace est riche d’interprétation. Sentiment ravivé quand Damasio cite Van Gogh et Deleuze, et nous montre du gris qui passe au jaune.

Enfin, ce sont deux interprétations co-existantes mais aux exigences décalées qui structurent la représentation. À gauche Péchin, musicien professionnel animé, vivant l’expérience qu’il nous propose, et de l’autre Damasio à la lecture théâtrale mais invariable dans la forme : fondu de volume en fin de c-h-a-q-u-e phrase. Avec ma complice de la soirée, nous nous sommes demandé·es s’il fallait nécessairement que Damasio lise son propre texte. Avec ses discours fleuves, on tombait vite dans un nombrilisme encensé par sa ‘fanbase’ mais difficilement digeste pour le commun des mortel·les dont nous faisions partie.