Art numérique et espace public I 1ère partie : panorama de propositions artistiques
La question de la diffusion des arts numériques dans l’espace public est devenue aujourd’hui un véritable enjeu des politiques culturelles. À l’heure des “villes intelligentes”, où nos cités sont envisagées comme des espaces “ludiques”, des “terrains de jeu urbains”, la technologie se doit d’être aussi une source de poésie, d’étonnement et de partage d’expériences. Entre innovations créatives et contraintes techniques, quelles sont ces nouvelles formes artistiques et quelles perspectives pour ce type de créations ? Petit panorama.
Maxence Grugier
Article rédigé en partenariat avec la revue AS
Quels rôles et quelles fonctions accordons-nous à l'art dans la ville aujourd’hui ? Quelle est la place du numérique dans ces réflexions urbanistiques et sociales ? Hors des grands événements annuels reconnus que sont la Fête des Lumières de Lyon, les Nuits Blanches de Paris (mais aussi désormais un peu partout dans le monde) ou les diverses autres célébrations locales ponctuelles, de plus en plus de créations artistiques numériques animent nos villes. Ces nouvelles formes sont visiblement, si ce n’est durablement, appelées à succéder à des œuvres d’art traditionnelles aux fonctions plus communément commémoratives ou patrimoniales, que sont la statuaire municipale et les monuments historiques. Entre art d'intervention à but événementiel (et donc ponctuel) ou “urbanisme culturel” (pour celles parmi ces œuvres qui s’avèrent durablement installées et donc pérennes), les œuvres d’art numériques présentées dans l’espace public sont l’expression nouvelle de la ville envisagée comme un espace commun expérientiel et ludique accessible à tous. C’est aussi, bien sûr, l’illustration d’une philosophie plus globale telle qu’imaginée par les théoriciens de la smart city et, au-delà d’idéologies parfois discutables, l’occasion pour les artistes œuvrant dans le champ encore émergent du numérique de partager des créations hybrides, immersives, participatives, praticables (et finalement, accessibles) tout en questionnant ce modèle où les arts dits “numériques” sont tout autant le reflet d’une volonté politique qu’une évidente opportunité pour toute une catégorie d’artistes.
Poétiser la ville
Les arts technologiques et l’espace public cultivent de nombreux champs partagés. En raison de leurs infrastructures, les villes, et lieux publics en général, sont aujourd’hui les espaces d’expression de cultures essentiellement numériques. Pour être tenues, les promesses d’une smart city comme ville “intelligente” dépendent de l’évolution technologique et en particulier d’analyses approfondies des données générées par ses habitants, censées favoriser une plus grande réactivité urbaine. La présence d’œuvres d’art numériques y célèbre aussi l’idée d’une cité sensible où l’expérience, le vivre ensemble, le partage, sont des valeurs aussi importantes que l'offre commerciale et la sécurité. Comme le mobilier urbain décrété de plus en plus “intelligent”, l’art dans l’espace public prend des formes inattendues, parfois soutenues par les chargés d’urbanisme ou les sociétés privées.
Art ou mobilier urbain ?
Le nombre d’appels à projets diffusés sur les réseaux destinés à ce type d’initiatives est d’ailleurs significatif. Prenons l’exemple d’“Art numérique et mobilier urbain”, lancé en 2018 par JC Decaux (1) en partenariat avec Stereolux (Nantes) remporté (entre autres) par le duo d’artistes Grégory Lasserre & Anaïs Met Den Ancxt, aka Scenocosme (les seconds étant Screen Club & Superscript) avec Exister, une expérience de vivre ensemble sur bornes interactives singeant les bornes publicitaires du groupe. Les passants étaient invités à dialoguer avec une personne fictive (en vidéo), créant ainsi un lien, des échanges, une existence. Pour autant, les artistes sont aussi les porteurs de messages qui ne vont pas forcément dans le sens policé des pouvoirs publics et de l’entreprise. En illustrant ses contradictions, l’art dans l’espace public parle aussi de la façon dont nous envisageons la vie dans des lieux destinés à la consommation. Porter un message humaniste et sensible au cœur de ces capitales “du marchand” est essentiel. C’est ce qu’a fait Scenocosme encore avec Pulsations, présentée durant l’édition 2021 du festival Pléiades. L’œuvre, destinée à occuper durablement les rues, est une installation sonore immensément poétique où le public est appelé à ressentir corporellement la vie d’un arbre municipal en entrant en contact avec son tronc et en écoutant son cœur “battre”.
Installations durables
En sa qualité de symbole internationalement reconnu, la Place des Arts de Montréal, fameuse pour ses activités culturelles en arts de la scène, propose également de nombreuses opportunités d’expression destinées aux artistes numériques du cru. La création du metteur en scène et concepteur artistique multimédia Erick Villeneuve (Multimédia Novalux Inc), dont le dispositif composé de trente-cinq écrans numériques et de tubes lumineux anime le lieu en permanence, permet en effet la diffusion durant toute l’année d’œuvres d’art audiovisuelles en lien avec la culture et les arts de la scène, ou inspirées par ce lieu emblématique. Cette initiative pionnière est d’ailleurs l’un des rares exemples de création pérenne destinée à s’établir durablement dans un espace public. Impossible d’ignorer le dynamisme de Montréal dans ce domaine (voir les activités de la célèbre SAT (Société des arts technologiques) du Centre Phi – désormais carrefour culturel PHI (2) – ou de manifestations orientées vers le soutien à la création numérique comme le festival Elektra ou encore MUTEK, qui en sont les exemples les plus marquants).
Chorégraphier l’espace
Quelle meilleure illustration que le développement et la rénovation de l’îlot Balmoral situé au centre de Montréal dans le Quartier des Spectacles à l’ouest de la Place des Arts ? C’est ici que fut proposée au public l’installation interactive de Louis-Philippe Rondeau, Résonances (3). Coproduite par Elektra dans le cadre du festival dont le thème en 2021 était “Corps Data”, Résonances est une monumentale œuvre visuelle et sonore composée d’un large écran et d’une structure en forme d’arche asymétrique sous laquelle le public est invité à passer et à chorégraphier ses mouvements en direct. La captation se fait en temps réel ; le rendu, lui, est distendu par le dispositif qui joue sur les boucles temporelles générées entre prise de vue et retransmission vidéo décalée dans le temps. À ce titre, Résonances est une étrange tentative de reconstruction du présent et une étude vivante de nos actions dans l’espace et le temps. Toujours accompagné par le festival international d’art numérique Elektra Montréal, Louis-Philippe Rondeau présentait une œuvre similaire dans la métropole de Shenzhen. Également bâtie en forme d’arche mais arrondie cette fois, Liminal est une variation sur cette notion de chorégraphie spatiale dans le cadre d’un espace urbain (4).
Art du partage
L’expérience de la pandémie rend plus urgent encore ce besoin tant vanté par les annonceurs de “vivre la ville autrement“ tant vanté par les annonceurs. Quand les artistes s’en emparent, le message est différent. Réunir les gens autour d’expériences collectives accessibles simplement, gratuitement, sans pass, sans restriction et sans obligation est devenu une raison d’être pour beaucoup de studios de création, compagnies et artistes indépendants. Une évidence largement partagée par les artistes d’une qualité exceptionnelle présentés durant l’édition 2021 de la Fête des Lumières de Lyon et plus près de nous par ceux qui étaient au programme du Mapping Festival de Genève en mai dernier (5) ; à l’image d’Antoine Goldschmidt et Ofer Smilansky, deux artistes belges (Bruxelles) inspirés par l’Hymne des chérubins de Tchaïkovski, qui ont présenté Hymn les 19 et 20 mai 2022, spectacle sonore et visuel monumental, entre installation immersive et performance live, qui était l’occasion de voir les artistes jouer en direct avec une dizaine de lasers suspendus dans l’environnement historique de la cour intérieure du Musée d’art et d’histoire de Genève. Jouant de lumières et d’obscurité, d’harmonie et de chaos, Hymn est une occasion de réunir un public varié autour d’une œuvre mêlant classicisme et modernité, usage de technologie de pointe et sacré, hors les murs dans un environnement partagé et historiquement identifié tout en le replaçant dans un contexte contemporain.
Art plug and play
“Sortir des musées, mettre le spectateur au cœur de l’œuvre, lui offrir une expérience intime”, c’est aussi ce qui anime l’artiste Guillaume Marmin dans le catalogue duquel nous trouvons Passengers, une stupéfiante œuvre immersive d’un genre nouveau réalisé avec Alex Augier (composition sonore). Présenté dans un container, Passengers est un couloir hexagonal lumineux et sonore composé de six miroirs équipés de lampes LED que le public est invité à traverser de manière symbolique comme “un passage vers un changement d’époque, un marqueur spatio-temporel” ; mais plus prosaïquement, c’est aussi un challenge technique autant qu’“un exercice plastique”, selon les termes mêmes de l’artiste installé à Nantes depuis une huitaine d’années. Pour créer cette capsule itinérante, Guillaume Marmin dit également s’être inspiré de ce qu’a pu faire le GRAV (Groupe de recherche d’art visuel) dans les années 60 pour cette création qui est aussi un clin d’œil au film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Réalisé dans le cadre d’un appel à projet lancé en plein Covid par l’Hôpital Nord-Ouest de Villefranche-sur-Saône, installé dans la cour du bâtiment, Passengers marquait donc ce passage symbolique d’un monde en crise vers un futur encore inconnu. Accompagné par l’agence Tetro (Paris/Lyon) à la production et la diffusion, Passengers a tourné depuis dans de nombreuses villes et divers événements : au CENTQUATRE-Paris pour la Biennale Nemo, devant la Fondation Vasarely d’Aix-en-Provence, sur le Vieux-Port de Marseille, à la Défense à Paris, ou encore à Bruxelles. Il faut dire qu’en dehors des défis techniques et autres contraintes qui en firent un énorme chantier de production, l’œuvre désormais réalisée est exemplaire en matière d’installation dans l’espace public puisqu’elle est quasiment plug and play. Installée dans un container qu’il suffit d’ouvrir, Passengers doit juste être branchée pour être présentable – et accessible – au public. En la matière, il s’agit quasiment d’un cas d’école.
Création in situ
Habiter l’espace, donner une autre dimension à un lieu emblématique, créer des résonances et des parallèles entre passé, présent et futur, c’est souvent également le propos de ces œuvres numériques présentées dans l’espace public. C’est ce que fait Synergetics, une création du duo Marion Roche et Benjamin Petit (Lyon). Imaginée en hommage à l’architecture dynamique du théoricien Richard Buckminster Fuller (6) (1895-1983) à qui nous devons le terme “synergétique”, l’installation est une géode monumentale subdivisée, selon les calculs de Buckminster Fuller, en petits triangles dont les côtés sont des “segments”. Dans une géode, est nommée “fréquence” le nombre minimum de segments reliant deux sommets d'un triangle composant l’ensemble. D’une fréquence de quatre, Synergetics est tout autant une œuvre architecturale qu’une proposition scénographique pouvant s’adapter à différents scénarios. Cette structure lumineuse (accompagnée d’une composition sonore réalisée par Marion Roche) réagit en effet aux flux de données choisies selon le moment et le lieu de la performance. Pour son installation sur la Place du Théâtre des Célestins à Lyon en décembre 2021, ce furent les données transmises durant les échanges en visio (Zoom et autres Skype) qui animèrent l’œuvre durant sa présentation, répondant en temps réel à une projection en mapping sur la façade du Théâtre.
Nous le voyons, les propositions sont multiples quand il s’agit de diffuser de l’art numérique dans l’espace public. Pour autant, il ne faut pas oublier que ces œuvres sont autant de challenges techniques à relever par les artistes et les équipes techniques.
Cet aspect fera l’objet d’une seconde partie publiée dans le prochain numéro de la revue AS. (> n°246)
(1) https://www.jcdecaux.fr/communiques-de-presse/art-numerique-sur-lespace-public
(2) Centre pluridisciplinaire, à la fois galerie d'art et studio d'enregistrement, proposant spectacles, conférences, projections de films et installations
(3) https://vimeo.com/663108884
(4) http://patenteux.com/wp/portfolio/liminal/
(5) https://2022.mappingfestival.com
(6) Inventeur (entre autres) de la structure architecturale connue sous le nom de dôme géodésique (utilisée à l'Exposition universelle de 1967 de Montréal pour le pavillon des États-Unis, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la Biosphère)
Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux.