Art numérique et espace public I Deuxième partie : enjeux et défis techniques

À l’heure de ce que d’aucuns appellent la “smart city”, de nouvelles formes de création animent les villes qui se transforment en musées hors les murs et en espaces de diffusion ouverts. Qu’elles soient éphémères ou pensées pour durer, ces œuvres répondent à de nombreuses problématiques techniques, où interviennent des questions de réglementation urbaine, de praticabilité, de gestion des jauges, ainsi que des contraintes liées au déplacement, à l’installation ou à l’accès à l’énergie. Quelques exemples pratiques pour ce deuxième volet de notre dossier “Art numérique et espace public”.

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Captive de Romain Tardy, simulation 3D - Photo © Romain Tardy

Article rédigé par Maxence Grugier, en partenariat avec la revue AS.


L’art urbain est un “art contextuel”, selon la dénomination de l’artiste Jan Świdziński (1). Nous envisageons désormais l’espace public comme un support de création, un lieu d’exposition in situ. La réorganisation de pans entiers du tissu urbain contemporain engendre de nouveaux espaces au sein desquels les œuvres d’art sont pleinement intégrées ; la conception même de certains de ces espaces (parvis, places, jardins) relève du champ artistique. Pour autant, il ne faut pas oublier que cette conception actuelle de l’espace public comme lieu de monstration et/ou de célébration propice à la présentation de spectacles ou d’installations reste tributaire de l’évolution des politiques culturelles et n’est rendue possible aujourd’hui que par la mise en œuvre de nombreux champs d’expertise, requérant une bonne connaissance des normes et de la réglementation publique.

Contraintes créatives

Le montage et la diffusion d’œuvres d'art numériques dans l’espace public répondent à de nombreuses exigences. Aux questions du cadre de présentation et des différentes typologies de lieux (esplanades, passages, squares, quais, passerelles, ponts, …) – et aux contraintes inhérentes à l’accès physique d’une œuvre par le public (les créations en extérieur en particulier doivent êtres pensées en fonction de leur préservation et de leur résistance) – répondent celles du design et de l’ergonomie, de la signalétique, de la gestion de la mobilité et des flux autour et dans l’œuvre, de sa résistance, de la sécurité et de la dépendance énergétique (dans le cas de scénographies lumineuses ou sonores). En cas de détournement du mobilier urbain, les artistes et producteurs doivent se pencher sur les problématiques liées aux différentes directives d’aménagement du territoire, prenant en compte la préservation des monuments historiques, des lieux publics (et de l’œuvre elle-même), sans oublier les impératifs liés au climat (fortes chaleurs, intempéries, …) et par extension à l’écologie (consommation en énergie, emplacement à impact environnemental neutre, compatibilité entre matériaux et environnement, …).

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Passengers, vue 3D du renforcement et des patines de fixation - Document © Guillaume Marmin

Penser le passage

Toutes ces problématiques se retrouvent dans la capsule mobile Passengers de Guillaume Marmin, portée par l’agence de communication et de production culturelle Tetro (à lire dans le premier volet, voir revue AS 245). Présentée et transportée dans un container, Passengers est une œuvre expérientielle dont s’empare le public. Dans une telle installation, la question est : le fond définit-il la forme ?

Guillaume Marmin : L’idée d’une œuvre praticable par le public, qui soit simple à transporter et à installer, m’est venue après avoir participé au festival White Night / Nuit Blanche à Bratislava (Slovaquie). Je trouve formidable de voir les gens se déplacer pour apprécier des œuvres numériques dans l’espace public. Mais je pense également avec regrets aux fois où nous prenons plusieurs jours pour les installer alors qu’elles ne sont visibles que sur un temps très court. C’est là que j’ai imaginé une œuvre dont le design ferait partie du concept c’est-à-dire une installation dans un container.

Un “passage”, par essence, doit être emprunté par une foule de gens. Cela suppose de penser à la résistance de l’infrastructure. Le gros challenge était d’imaginer un dispositif composé de miroirs sur lesquels les gens devaient marcher.

Guillaume Marmin : Au départ, le défi tenait à sa conception. Ensuite, il y a eu le transport. Un container n’est pas un objet solide et rigide. La structure répond aux pressions du transport avec souplesse, elle bouge. Aurélien Jeanjean, qui a conçu la structure de Passengers, a dû ajouter des armatures métalliques sous la tôle du container pour que l’ensemble ne se torde pas. Nous avons également dû penser à des interstices séparant les miroirs et permettant à la structure d’accueillir les chocs sans que le verre ne se fende.

Connections synergétiques

La construction d’une forme de fort volume dans l’espace public requiert souplesse et expertise pluridisciplinaire – parfois acquise en cours de conception. Cela réunit notions d’architecture, capacités à innover, connaissances en programmation et compréhension des problématiques d’ingénierie et d’infrastructure. Toutes les compétences que rassemble le dôme Synergetics de Marion Roche et Benjamin Petit dans leur studio créatif multimédia Let There Be Light. Cette installation audiovisuelle monumentale, animée par des barres de néons LEDs qui en recouvrent la surface ainsi que par une création sonore dédiée, est activée par un système de récupération de données des échanges de vidéoconférences inspiré du confinement. Un dispositif complexe, fruit de longues études techniques, en amont d’une réflexion globale sur la circulation de nos communications numériques. “Cela faisait longtemps que je souhaitais travailler sur une structure monumentale lumineuse”, explique Benjamin Petit. “L’idée était de concevoir un dôme géodésique qui ne soit pas réduit à un usage classique de surface de projection pour environnement immersif. Je voulais créer quelque chose de vivant, où la structure elle-même fait œuvre. Ma rencontre avec Marion m’a permis d’avancer sur ce projet avec de nouvelles perspectives, notamment celle de dépasser les contraintes techniques pour explorer les champs de signification de cette forme telle qu’imaginée par Richard Buckminster Fuller”(2). Marion Roche ajoute : “Synergetics n’est pas seulement une structure monumentale qui relève de différents niveaux de complexité ; c’est une architecture qui raconte quelque chose. Elle est activée par les flux de données échangées autour d’elle, permettant ainsi de créer différents scénarios et de raconter à chaque fois une nouvelle histoire avec la même structure selon le lieu de diffusion”.

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Passengers de Guillaume Marmin, le montage - Photo © Guillaume Marmin

De l’intime au public

Avec Captive, la nouvelle installation de Romain Tardy, l’artiste propose un commentaire sur la manière dont le numérique affecte notre intimité en jouant sur le paradoxe d’une esthétique hybride, entre science-fiction et kitsch d’hôtels capsules asiatiques. Le dispositif se compose de quatre capsules (ou pods) indépendantes de 2,20 m x 1,20 m dont l’intérieur est doté d’écrans disposés au plafond et d’un dispositif lumineux synchronisé diffusant des témoignages de personnes sur leur rapport au sommeil et au numérique. “Il s’agit d’un projet sur la manière dont le numérique affecte notre capacité à nous reposer. Cela tient d’une observation personnelle qui m’a été aussi inspirée par le livre de Jonathan Crary, 24/7 : le capitalisme à l'assaut du sommeil”, explique l’auteur. “Crary se penche sur la façon dont le numérique investit ce dernier espace de liberté, en lien avec ce que nous appelons ‘l’économie de l’attention’ et tout ce qui est régi aujourd’hui par les outils numériques. Pour mettre en scène ces questions, j’ai imaginé des sortes de ‘boîtes à sommeil’, ce que nous appelons les ‘capsules hôtels’ que nous trouvons notamment au Japon.” Au-delà de l’aspect philosophique déjà passionnant, Captive pose aussi d’intéressantes questions techniques. Ici, l’envie artistique se trouve confrontée aux réalités de la diffusion en milieu public. “J’ai eu beaucoup d’échanges techniques avec notre partenaire en coproduction, Chroniques Marseille (3) pour faire face aux réalités des contraintes d’exposition. Les structures étant usinées par un vrai concepteur de capsules hôtels, il fallait gérer les problèmes d’espace, surfaces, hauteur sous plafond, et tout ce qui concerne l’accès du public (sécurité, hygiène) sans que cela nuise à l’esthétique de l’œuvre que je voulais la plus personnalisée possible”, conclut l’intéressé.

Économie de moyens

De fait, il est évident que la possibilité d’installer et de présenter une même œuvre dans différents lieux, tout en proposant des variations, est un avantage. C’est aussi un facteur d’importance dans la prise de décision des programmateurs en lien avec les équipes techniques. Nous l’avons dit, l’aspect Do It Yourself est un impondérable des arts numériques. Certaines œuvres n’existent que par et grâce à l’inventivité de ces créateurs, à la fois ingénieurs, codeurs/programmeurs et architectes amateurs. Des caractéristiques que nous retrouvons dans les trois œuvres décrites précédemment, qu’il s’agisse de Synergetics, Captive ou Passengers. “Nous avons allégé les coûts en construisant nous-mêmes avec les techniciens et ingénieurs nantais Maël Pinard et Xavier Seignard”, explique Guillaume Marmin à propos de Passengers. “Qu’il s’agisse de la conception électrique ou du hardware, tout est fait main ; même les drivers et les cartes qui permettent d’alimenter les LEDs et de les contrôler.”

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Passengers, plan 2D du renforcement et des patines de fixation - Document © Guillaume Marmin

Pour des structures de ce volume, l’accent est également mis sur l’importance d’être flexibles, tant dans leurs formes que dans ce qu’elles racontent. “Le souhait avec Synergetics était vraiment de pouvoir concevoir différents scénarios dans différents lieux de présentation”, nous confie Marion Roche. “Le ballet sonore et lumineux que nous produisons en live avec cette installation était totalement différent à la Fête des Lumières de Lyon ou à la Biennale En Immersion de Lieusaint.” Nous l’avons également vu, pour Romain Tardy la présentation de ce type d’œuvre véritablement utilisée par le public requiert de longues réflexions et de nombreuses études techniques. Il faut également signaler que ce genre de projet est rendu possible par le partage de connaissances disponibles sur Internet ainsi que par l’accès aux composantes peu chères désormais accessibles en ligne. Guillaume Marmin déclare : “Aujourd’hui il est facile d’obtenir toutes les informations pour fabriquer ses micros contrôleurs, ses cartes, … Les composants électroniques sont également disponibles à moindres coûts sur les plates-formes que nous connaissons tous. Même si cela peut prêter à discussion, ils sont désormais accessibles alors que cela aurait été impossible il y a vingt ans”.

C’est dans l’espace public que s’exprime le rapport entre art et réel. L’œuvre d’art est médiatrice, engage un dialogue entre son contexte de présentation et ses usagers. Mais surtout, elle rassemble. Peu nombreuses sont les structures qui, à l’image de l’agence Tetro, s’investissent dans la conception d’événements de grande envergure à vocation de rassemblements publics. Implantée à Paris et à Lyon, Tetro assume la double casquette d’agence et de producteur (avec Tetro In Situ et Tetro+A) en mettant ses compétences (techniques, logistiques, médiatiques) au service des artistes (parmi lesquels Guillaume Marmin mais aussi le collectif Scale ou Romain Tardy). À ce titre, son PDG Matthieu Debay est clair : “Offrir du spectacle et des moments hors du temps est plus que jamais nécessaire aujourd’hui. Si la Covid nous a révélé quelque chose, c’est notre capacité à innover, à improviser et à continuer de créer. C’est ce que montrent les artistes que nous soutenons en proposant des expériences inédites et des moments de partage mêlant capacités à émerveiller et défis techniques. C’est ce que nous faisons et défendons à Tetro”.

(1)   Dans un manifeste publié en 1976, l’artiste présente le concept d’art contextuel comme une invitation à sortir des lieux d’art traditionnels “pour produire des œuvres qui n’ont de sens que dans les lieux où elles sont installées”

(2)   www.structurenomade.com/domes-geodesiques-histoire/

(3)   Captive est une coproduction Chroniques, biennale des imaginaires numériques (Marseille), accompagnée par la Fédération Wallonie-Bruxelles art numérique et 254Forest (Bruxelles)

Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux.